Théatre de Hrotsvitha, par Charles Magnin
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THÉATRE DE HROTSVITHA RELIGIEUSE ALLEMANDE DU Xème SIÈCLE
TRADUIT POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS AVEC LE TEXTE LATIN
REVU SUR LE MANUSCRIT DE MUNICH
PRÉCÉDÉ
D’une introduction et suivi de notes
PAR Charles MAGNIN
Membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres.
A PARIS
CHEZ BENJAMIN DUPRAT LIBRAIRE DE L’INSTITUT ET DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE Rue du Cloître-Saint-Benoit, 77
1845
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR.
CAUSERIESET MÉDITATIONS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES. 2 vol. in-8o.
LES ORIGINES DU THÉATRE MODERNE, t. Ier, Introduction
complète. 1 vol. in-8o.
DE LA MISE EN SCÈNE CHEZ LES ANCIENS. (Présentation
des pièces, comités de lecture, censure dramatique), Revue
des Deux-Mondes, no du 1er septembre 1839; (Distributions des rôles,
directeur de troupes, acteurs), no du 14 avril 1840; (Affiches, annonces,
billets d’entrée), no du 1er novembre 1840.
LA COMÉDIE AU IVe SIÈCLE; QUEROLUS. Revue des Deux-Mondes,
no du 15 juin 1835.
FRAGMENTS INÉDITS D’UN COMIQUE DU VIIe SIÈCLE.Bibliothèque de l’École des Chartes, t. Ier.
THÉATRE DE HROTSVITHA
DE L’IMPRIMERIE DE CRAPELET RUE DE VAUGIRARD, No 9
THÉATRE DE HROTSVITHA RELIGIEUSE ALLEMANDE DU XE SIÈCLE
TRADUIT POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS AVEC LE TEXTE LATIN REVU SUR LE MANUSCRIT DE MUNICH
PRÉCÉDÉ
D’UNE INTRODUCTION ET SUIVI DE NOTES
PAR CHARLES MAGNIN MEMBRE DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES
A PARIS CHEZ BENJAMIN DUPRAT
LIBRAIRE DE L’INSTITUT ET DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE
RUE DE CLOÎTRE SAINT-BENOÎT, No 7
Un recueil de drames portant la date du
Xe siècle et signé, comme celui-ci, d’un nom
de femme, et, qui plus est, de religieuse,
est un phénomène des plus remarquables
et qui intéresse à la fois les mœurs, les lettres
et la discipline de l’Église. Toutefois ce
livre, quelque singulier qu’il paraisse, n’est
point une œuvre exceptionnelle, sans antécédents
et sans analogues. Le théâtre de Hrotsvitha
confirme, au contraire, tout un ensemble
de faits récemment étudiés et mis en lumière.
[ii]
On avait cru jusqu’ici trop légèrement
qu’entre le VIe et le XIIe siècle de notre ère
toute représentation scénique avait été abolie,
et qu’il fallait désespérer de rien trouver
de ce genre en Europe, pendant toute la durée
du moyen âge. Dans une série de leçons présentées,
il y a dix ans, à la Faculté des lettres
de Paris, j’ai essayé d’établir la vérité contraire,
en produisant un grand nombre de
textes et de monuments jusque-là négligés ou
inconnus. Chaque siècle ainsi patiemment interrogé
est venu déposer de l’incessante activité
du génie scénique. La période féodale
elle-même, cet âge de concentration religieuse
et de morcellement social, durant lequel il
semble qu’il ne pût exister pour le drame ni
poëte, ni scène, ni spectateurs, nous a fourni
le plus inattendu et le plus riche contingent
théâtral. C’est en pleine féodalité, au milieu
de la moins lettrée des époques obscures,
dans le Xe siècle, en un mot, à qui l’on refuse
généralement toute science, toute poésie,
tout sentiment du beau, toute délicatesse de
pensée ou de langage, que s’est montré à nous
le monument le plus considérable et le moins
imparfait de ce théâtre intermédiaire, dont on
[iii]
avait jusqu’ici méconnu l’existence, parce
qu’on s’obstinait à le chercher par habitude
dans des lieux et sous des formes qui depuis
longtemps n’existaient plus.
Éclairé par l’étude des origines de la tragédie
grecque, que nous avons vue sortir
demi-lyrique des hiérons de Bacchus et des processions
dionysiaques[1], nous avons pensé
que du VIe au XIIe siècle le drame chrétien
devait se montrer dans les parvis ou sous les
arceaux mêmes de nos plus anciennes cathédrales.
En effet, depuis la chute du polythéisme,
et surtout depuis l’établissement des
conquérants barbares dans les provinces romaines,
les théâtres antiques avaient cessé
peu à peu de recevoir la foule déshabituée
des spectacles sanglants ou obscènes qui charmaient
la corruption payenne. La plupart de
ces édifices avaient été successivement transformés
en citadelles contre les invasions des
Goths, des Francs, des Sarrasins et des Normands.
Plus tard, avec les pierres tirées de
leurs ruines, la société chrétienne et barbare
éleva les seules constructions dont elle eût
[iv]
besoin, à savoir, des donjons sur la crête des
collines, pour l’aristocratie militaire; dans la
plaine et dans les villes, des cathédrales et
des abbayes pour l’aristocratie intellectuelle
et cléricale. A la place des cirques et des amphithéâtres,
qui avaient autrefois réuni d’immenses
populations dans une même idée
comme dans une même enceinte, on vit s’élever
les églises aux larges nefs, véritables lieux
d’assemblée, ainsi que leur nom l’indique,
qui recevaient, aux jours solennels, et réunissaient,
sans les confondre, les fidèles de
tous les états, les barons et les clercs, les
hommes d’armes et les artisans, les manants
des cités et les serfs de la glèbe, et présentaient
ainsi, malgré la séparation profonde de
toutes les classes, la chose dont le drame a
besoin par-dessus toute autre, je veux dire,
un grand auditoire prêt à s’unir dans une
pensée sympathique et à palpiter sous une
émotion commune.
[1] Voyez Les origines du théâtre moderne; t. Ier, Introduction.
Il en fut de même et mieux encore dans
l’enceinte des monastères, ces asiles privilégiés,
qui s’ouvraient pourtant à toutes les conditions,
et, à de certains jours, conviaient les
séculiers à leurs fêtes. A l’abri de ces sanctuaires
[v]
de la science, de la piété et des beaux-arts,
le drame au moyen âge put se développer
plus hardi, plus poétique, plus affranchi
de l’inflexibilité des rites. Que l’on compare
les pièces de Hrotsvitha aux drames si sévèrement
liturgiques qui, à cette époque et même
un peu plus tard, étaient offerts par le clergé
à la dévotion populaire; que l’on rapproche,
par exemple, Gallicanus ou Callimaque, ces
œuvres presque laïques et à demi mondaines,
du rigide et court Mystère des Vierges sages
et des Vierges folles, espèce de séquence dialoguée
qu’a publiée M. Raynouard[2], et
qu’on nous dise si ce dernier morceau n’a pas,
dans sa concision toute hiératique, un caractère
de roideur ou, si l’on veut, de gravité
sacerdotale, qui le distingue, de la manière la
plus tranchée, des six drames que nous publions.
Dans ceux-ci, on sent, à chaque
scène, un auteur non-seulement nourri de
l’Écriture, des Pères et des agiographes,
mais familier avec les vers de Plaute et de
Térence, d’Horace et de Virgile; on sent
un auteur qui écrit non pour être psalmodié
[vi]
du haut d’un jubé, mais pour être joué avec
apparat dans la grande salle d’un noble Chapitre.
En effet, nous savons, à n’en pas
douter, que c’est dans une illustre abbaye
saxonne que furent représentés les drames de
Hrotsvitha, probablement en présence de
l’évêque diocésain[3] et de son clergé, devant
plusieurs nobles dames de la maison ducale
de Saxe et quelques hauts dignitaires de la cour
impériale, sans compter, au fond de l’auditoire,
la foule émerveillée des manants du
voisinage et (qui sait même?) plus loin, sur
les marches du grand escalier, quelques
serfs ou gens mainmortables de la riche et
puissante abbaye[4].
[2] Voy. Choix de poésies des troubadours, t. II, p. 139–143.
[3] L’abbaye de Gandersheim était placée sous la juridiction de
l’évêque d’Hildesheim.
[4] Pour les serfs de Gandersheim (mancipii utriusque sexus),
voyez une charte de 973 donnée à cette abbaye par Othon Ier,
et publiée par Leibnitz (Scriptor. rer. Brunsv., t. II, p. 375).
C’est une chose étrange à dire, et pourtant
aussi vraie que singulière: l’abbaye de Gandersheim
est au Xe siècle, comme la royale
maison de Saint-Cyr au XVIIe, un sujet obligé
d’étude pour tout historien sérieux du théâtre.
Ce célèbre monastère a été pour l’Allemagne
[vii]
une sorte d’oasis intellectuelle, jetée
au milieu des steppes de la barbarie. Là fleurirent
mieux qu’en aucun autre endroit du
nord de l’Europe, la piété, les arts, la civilisation
et la poésie. Cette sainte demeure,
recommandable à tant de titres, a un droit
particulier à la vénération des amis des lettres.
Je n’hésite pas, quant à moi, à la saluer, sinon
comme le plus ancien, du moins comme
un des plus glorieux berceaux de l’art des
Lope de Vega, des Calderon et des Corneille.
II.
L’abbaye de Gandersheim ou de Gandesheim,
de l’ordre de saint Benoît, a été fondée
ou plutôt restaurée en 852[5], par un des
[viii]
arrière-petits-neveux de Witikind, Ludolfe,
d’abord comte, puis duc de Saxe, lequel entreprit
cette œuvre pieuse à la prière de sa femme
Oda, princesse de race franque[6]. Le premier
siége de ce monastère fut à Brunshusen,
ou Brunshausen; mais, dès 856, l’emplacement
ayant paru insuffisant, Ludolfe résolut
de transférer cette sainte maison, à laquelle
il avait confié cinq de ses filles[7], sur les
bords d’une rivière voisine, nommée Ganda,
au milieu de bruyères et de forêts, devenues
peu à peu la ville de Gandersheim. Ludolfe,
mort en 859[8], ne put achever cette entreprise,
qui ne reçut son entière exécution
qu’en 881, par les soins et les libéralités de
[ix]
sa veuve. Celle-ci, âgée alors de soixante-trois
ans, se retira dans cet asile, et y vécut,
après la mort de presque tous les siens,
jusqu’à l’âge de cent sept ans. Ce monastère
ne compte guère dans la liste de ses abbesses
que des princesses du sang impérial ou ducal.
Les trois premières, Hathumoda, Gerberge
et Christine, étaient toutes trois filles
des fondateurs, et administrèrent l’illustre
abbaye du vivant et d’après les conseils de
leur mère. Il y a, si je ne me trompe, un
rapport frappant, et qui n’est peut-être pas
fortuit, entre cette vénérable centenaire, qui
vit disparaître presque tous les siens et ensevelit
de ses mains affaiblies quatre de ses filles
mortes au service du Christ, et un des drames
que l’on va lire. Je veux parler de la
dernière pièce du recueil, intitulée Sapience,
où nous voyons une mère, courbée par les
ans, creuser la tombe de ses trois filles, mortes
pour la gloire de Jésus-Christ, et exhaler
ensuite pieusement son âme dans une fervente
prière.
[5] Voy. Annal. Quedlinburg., ap. Pertz., Monumenta Germaniæ,
t. V, p. 46.—A toutes les autorités originales que j’allègue pour
l’histoire du monastère de Gandersheim et de ses abbesses, il faut
ajouter le livre de J. Chr. Harenberg, intitulé Historia ecclesiæ
Gandersheim. diplomatica, Hannoveræ, 1734, qui les résume et les
discute, malheureusement avec plus de prolixité que de jugement et
de critique. Cet ouvrage de 1758 pages in-folio est destiné à former
le supplément des Scriptores rer. Brunsv. de Leibnitz.
[6] Voy. Agii Vit. Hathum., ap. Pertz., Monum. German., t. VI,
p. 167, et Hrotsvith. Carm. de primord. et construct. cœnob. Gandesheim.,
v. 22.
[7] Voy. Agii Dialog., v. 553, ap. Pertz., ibid., t. VI, p. 186.
[8] Le savant M. Pertz assigne (ibid., t. VI, p. 165 et 311), d’après
les Annal. Xantenses, publiées par lui (ibid., t. II, p. 231),
l’année 866 à la mort de Ludolfe, contrairement à plusieurs
témoignages réunis par Leuckfeld dans ses Antiquitates Gandesheimenses,
p. 20, lesquels fixent la mort du duc à l’année 859.
Lorsqu’en 874 (année funeste, signalée
par la peste et par la famine), la première
abbesse de Gandersheim, Hathumoda, fut
[x]
rappelée à Dieu, à l’âge de trente-trois ans,
il se passa dans l’intérieur de cette pieuse
maison, un spectacle dont le souvenir doit occuper
une place notable dans l’histoire littéraire.
C’était alors l’usage aux obsèques des
abbés et des abbesses, de réciter et souvent
même d’improviser, sur leurs tombes, des
dialogues funèbres, espèces de nénies dramatiques,
dont il nous est parvenu plus d’un
curieux exemple. A la mort de Hathumoda,
Wichbert, d’abord moine au couvent de
Corbie en Saxe, puis religieux dans l’abbaye
de Lampspring[9], et, enfin, évêque d’Hildesheim,
Wichbert qui, en cette qualité,
devait bientôt (en 881) faire la dédicace des
nouvelles constructions de Gandersheim, et
qui paraît avoir été allié par le sang à la maison
de Saxe[10], vint à Brunshusen présider
aux funérailles de la jeune abbesse et échangea
avec les religieuses éplorées des gémissements
et des consolations pieuses. Nous possédons
encore le dialogue, sorte de drame
[xi]
funéraire, où Wichbert remplit le principal
rôle, sous le nom d’Agius, traduction grecque
de son nom théotisque[11].
[10] M. Pertz soutient même (ibidem) que Wichbert devait être
fils de Ludolfe et d’Oda, et par conséquent frère de Hathumoda.
Cette assertion est purement conjecturale.
[11] C’est l’opinion d’Eccard, qui a publié le premier ce poëme
(Veterum monument. Quaternio, p. 27), opinion que combat Bernard
Pez. Voyez Agii Dialog., in Thesaur. anecdot. noviss., t. I, pars IIIe,
p. LXXXIII et 311, et Pertz., Monument. Germ., t. VI, p. 165,
seqq.—Ce dialogue et le prologue en prose qui le précède contiennent
plusieurs détails intéressants sur le monastère de Gandersheim
et sur la famille ducale de Saxe.
Cependant Gerberge succéda à sa sœur
Hathumoda; mais la vocation de cette princesse
eut à soutenir de bien pénibles épreuves.
Elle était mariée au comte Bernhard,
quand elle prit la résolution de se retirer à
Gandersheim, sous l’aile de sa sainte mère.
Le rude Saxon vint l’y réclamer et menaçait
d’employer la violence. Forcé de partir pour
une expédition militaire, il jura qu’à son
retour il saurait bien contraindre sa femme à
rentrer dans le manoir commun et à partager
le lit conjugal; mais il fut tué avant la fin de
la campagne. Dans cette aventure, racontée
avec complaisance par Hrotsvitha dans un de
ses ouvrages[12], il est difficile de ne pas reconnaître
ce qui lui a inspiré le choix de sa
[xii]
première pièce de théâtre. Il est vrai que,
bien différent du comte Bernhard, Gallicanus
renonce volontairement à la possession
de sa fiancée; mais il n’en existe pas moins
entre la délicate situation de Constance et
celle de Gerberge, une frappante analogie,
qui ne pouvait manquer de doubler, pour les
chastes habitantes de Gandersheim, l’intérêt
qu’offrait déjà par elle-même l’histoire de
Constance et de Gallicanus.
[12]Carmen de primord. et construct. cœnobii Gandesh., v. 320, seqq.
Après vingt-deux ans de fonctions abbatiales,
l’an 896, Gerberge alla rejoindre Hathumoda[13].
Alors Christine, la plus jeune des
filles de la duchesse Oda, alors âgée de cent-un
ans, lui succéda. Six années après, en
903[14], les descendantes directes des fondateurs
venant à manquer, une savante religieuse
[xiii]
du monastère, nommée Hrotsvitha[15],
fut élue quatrième abbesse. On a souvent
confondu cette première Hrotsvitha avec la
simple nonne du même couvent, qui, soixante
ans plus tard, rendit ce nom si célèbre. Suivant
les uns, Hrotsvitha l’abbesse sortait de
la seconde branche de la famille ducale de
Saxe, et était fille du duc Othon l’Illustre,
second fils de Ludolfe et père de l’empereur
Henri l’Oiseleur[16]. Selon d’autres, Hrotsvitha
était fille d’un roi de Grèce[17]; origine
romanesque, et d’autant moins vraisemblable,
que les filles allemandes étaient seules
[xiv]
admises dans le couvent de Gandersheim.
Au reste, quelle que fût sa naissance, cette
première Hrotsvitha était digne par ses talents
de gouverner la noble abbaye. Elle excellait
en plusieurs sciences, notamment dans
la logique et la rhétorique. Elle avait même
composé un traité de logique fort estimé,
qui ne nous est pas parvenu[18]. Il serait possible
que les Vies en prose de saint Willibald
et de saint Wunibald attribuées par Casimir
Oudin à l’illustre nonne Hrotsvitha[19], mais
qui sont d’une main certainement plus ancienne,
comme Oudin l’a reconnu ailleurs[20],
fussent l’ouvrage de la première Hrotsvitha.
Elle mourut en 906[21], d’autres disent en 926.
[13] Un ancien catalogue abbatial cité par Leuckfeld (Antiquit.
Gandesh., p. 213) fait mourir Gerberge l’an 881, ne lui attribuant
que sept années de gouvernement. D’autres historiens placent sa
mort à l’an 883 ou 884. La date que j’ai adoptée a pour autorité
Hrotsvith. Carm. de Constr. cœn. Gandesh., v. 480, et Thangmar.
Vit. Bernw. episc. Hildesh., ap. Pertz., Monum. German., t. VI, p. 763.
[14] Voy. Chron. episc. Hild. et abb. S. Mich. ap. Leibn., Script.
rer. Brunsv., t. II, p. 786.—M. Pertz assigne la date de 913 au
lieu de 903 à la mort de la duchesse Oda, et celle de 919 à la
mort de Christine (Carm. de Constr. cœnob. Gandesh. v. 530). Les
auteurs qu’il a suivis (Annal. Quedlinburg., ibid., t. V, p. 45 et
Thangmar. Vit. Bernward. episc. Hild., ibid., t. VI, p. 763) attribuent
à Christine vingt-deux ans d’administration, comme à sa sœur
Gerberge. Christine, suivant moi, mourut en 903, la même année
que sa mère et ne lui survécut que de sept mois et non sept ans,
comme le dit Thangmar.—Leuckfeld (Antiq. Gand., p. 20) fait mourir
Oda en 898.—Cf. Leuckfeld, ibid., p. 216 et 217, et Gasp.
Brusch. Chronolog. monast. German., p. 233, 499.
[15] Son nom se trouve écrit Ruitsuinda, Rotsuinda, Rothsmuda et
de plusieurs autres manières plus ou moins fautives.
[16] Voy. Chronic. episcop. Hildesh. et abbat. S. Mich., ap. Leibn.
Script. rer. Brunsv., t. II, p. 786. L’histoire ne donne au duc
Othon l’Illustre qu’une fille nommée Adélaïde, morte abbesse de
Quedlinbourg. D’autres chroniqueurs attribuent la même extraction
à Luitgarde, qui succéda, comme abbesse, à Hrotsvitha.
[17] Selneccer, Pædagogia, part. I, titul. I, de usuris, cité par
Leuckfeld, ibid., p. 217.
[18] Meibomius, Vita Roswithæ Panegyrico Oddonum præfixa,
inter Script. rerum German., t. I, p. 706.
[19]Supplem. de scriptor. ecclesiast. a Bellarmino omissis, ad ann.
890.—Ces Vies ont été plusieurs fois imprimées. Voy. Mabillon,
Sæcul. III. Sanctor. S. Bened., t. II, p. 176.
[20]Comment. de scriptor. ecclesiast., t. II, p. 508.
[21] Voy. Chron. episc. Hildesh. et abbat. monast. S. Mich. ap.
Leibn., t. II, p. 786.—M. Pertz a adopté la date de 927 (Monum.
Germ., t. VI, p. 302), d’après les Annal. Hild., publiées par lui (ibid.,
t. V, p. 54), date que je crois fautive, quoiqu’elle ait des autorités.
Comme l’histoire de ces époques est rarement
exempte de légendes superstitieuses,
on a raconté que cette savante abbesse eut
[xv]
le pouvoir d’arracher au démon un pacte ou
cédule qu’un jeune imprudent avait souscrit
de son sang[22]. Cette tradition, glorieuse
pour Gandersheim et pour la mémoire de son
abbesse, me paraît avoir pu engager notre
Hrotsvitha à traiter deux fois indirectement ce
sujet fantastique dans ses légendes en vers.
[22] Selneccer, Pædagogia, pars Io, titul. I, de Usuris, ut supra.
L’abbaye de Gandersheim, dont l’abbesse
avait le titre de Fürstäbtin et siégeait à la
diète, a été sécularisée au commencement
de ce siècle. Cependant, sa magnifique église,
ainsi que les bâtiments du monastère et leurs
dépendances, sont encore debout. Il serait
bien désirable que la gravure se hâtât de reproduire,
pendant qu’il en est temps, tous
les détails de construction et de disposition
tant intérieures qu’extérieures de cette vénérable
abbaye, à laquelle se rattachent tant et
de si précieux souvenirs. Leuckfeld et Harenberg
ont joint à leurs volumineux ouvrages
sur Gandersheim quelques planches (vues,
sceaux, cartes, etc.) qui, bien qu’insuffisantes,
ne sont pourtant point sans intérêt.—Passons
maintenant à Hrotsvitha.
Nous ne possédons guère sur la vie de
cette femme illustre d’autres renseignements
que ceux qu’elle nous fournit elle-même dans
ses ouvrages, et notamment dans ses préfaces
et ses épîtres dédicatoires, dont elle est, par
bonheur, assez prodigue. Cette merveille de
l’Allemagne a été pour la plupart de ses biographes
une occasion d’erreurs d’autant plus
graves, que ses écrits, source à peu près
unique où il soit possible de puiser avec
certitude, ont été plus longtemps moins étudiés
et moins bien connus.
On ne s’accorde même pas sur son nom;
les variantes sont nombreuses. Cependant, en
plusieurs endroits du beau manuscrit de
Munich, le seul qui nous reste, et qui paraît
de la fin du Xe siècle ou du commencement du
XIe siècle, c’est-à-dire, à peu près contemporain,
elle se nomme elle-même Hrotsvith[23].
[xvii]
Henri Bodo, moine de Cluse, un des plus anciens
historiens qui l’ait citée, l’appelle Hrosvita[24],
en élidant le t médial. Il n’est donc pas
douteux que tel ait été son nom ou son surnom;
je dis surnom, car elle-même traduit, avec une
certaine jactance poétique, cette sonore appellation
de Hrotsvitha par clamor validus:
«Ego clamor validus Gandesheimensis;» moi
la voix forte, la voix retentissante de Gandersheim.
Tel paraît être, en effet, le sens du
vieux mot Hruodsuind, d’où sont venus
Hrothsuit et Hrotsuitha. Cette interprétation
fournie par elle-même, et que confirme Jacques
Grimm[25], détruit l’explication plus gracieuse,
et moins solide, de J.-Chr. Gottsched,
qui avait proposé de traduire le nom
de Hrotsvitha par Rose blanche[26], et renverse,
du même coup, une autre hypothèse,
[xviii]
encore moins admissible du conseiller Martin
Frédéric Seidel[27], qui prétend, d’après
Knesebeck (mais sans faire connaître l’ouvrage
où ce paradoxe est consigné), que l’H
initial de Hrotsvitha n’est pas le signe d’aspiration
ajouté si fréquemment, au moyen âge,
devant certains noms germaniques, tels que
Hrabanus, Hrodolphus, Hcarolus, mais l’abréviation
de Helena. Sur cette supposition,
Seidel a soutenu que le nom de Hrotsvitha
cachait celui de Helena a Rossow, rattachant
ainsi notre auteur, à une ancienne famille
saxonne mentionnée dans la chronique d’Enzelt,
mais que Gottsched ne croit pas remonter,
à beaucoup près, au Xe siècle. Ce
qu’il y a de plus étrange, c’est qu’une aussi
chimérique conjecture ait été reçue sans difficulté
dans un grand nombre d’histoires littéraires
estimées, notamment dans celles de
Saxius[28] et de Wachler[29].
[23] Voy. la note c[92] de la page 8 du présent volume.
[24] Henr. Bodo, Syntagm. de eccles. Gandeshian., ap. Leib., inter
Scriptor. rer. Brunsv., t. III, p. 712.
[25]Lateinische Gedichte des X und XI Jh., 1838, p. IX.
[26] Voy. Nöthiger Vorrath zur Gesch. der deutschen dramatischen
Dichtkunst, t. II, p. 13.—Les Bollandistes ont accepté, en partie,
cette étymologie: «Vixit Rosvitha sive Hroswitha, formato ab equis
pascendis vel rubro alboque coloribus nomine... (Acta Sanct.,
Jun. t. V, p. 205).»—Harenberg en indique encore une autre. Voy.
Hist. eccles. Gandersh. diplomatic., p. 589.
[27]Icones et elogia virorum aliquot præstantium, etc., 1670,
in-fol.
[29]Handb. der Gesch. d. Litter., nouv. édit., t. II, p. 254.
On s’est trompé d’une manière moins excusable
sur le temps où elle a vécu. D’abord,
[xix]
il faut citer comme un mémorable exemple
d’infatuation nationale, l’opinion de l’Anglais
Laurent Humphrey, qui jaloux de conquérir
cette muse à sa patrie, n’a rien trouvé
de mieux que de la confondre avec la poëtesse
anglaise Hilda Heresvida, qui vécut au
VIIe siècle[30]. Il ne servirait de rien à ce
critique trop patriote, de prouver, comme il
s’efforce en vain d’y parvenir, que Hilda
vivait au IXe siècle[31], puisque Hrotsvitha
ne vécut pas plus au IXe siècle, comme le dit
Trithème[32], qu’au XIIe, comme on pourrait
l’induire de l’index scriptorum mediæ et infimæ
Latinitatis de notre illustre du Cange.
[30] Martin Fréd. Seidel et les autres écrivains qui ont réfuté cette
extravagante prétention de Laurent Humphrey, ont négligé de nous
faire connaître dans quel ouvrage de l’auteur elle est émise.
[31] Voy. pour Hilda, Beda, Histor. ecclesiast., lib. III, cap. 33.
[32] Trithème (Liber de script. ecclesiast., in-4o, 1512, p. 89)
fait, ainsi que H. Bodo, Hrotsvitha contemporaine de Johannes
Anglicus, «quæ doctrina sua papatum meruit,» c’est-à-dire, contemporaine
de la prétendue papesse Jeanne; ce qui revient à faire
vivre Hrotsvitha vers l’an 854. Trithème a évité cette faute dans
deux autres ouvrages: De viris illustr. German., p. 129, Francf.,
et Annal. Hirsaugiens., t. I, p. 113.
Il résulte, avec la dernière évidence, d’un
poëme de Hrotsvitha (Historia sive panegyris
Oddonum), qu’elle écrivait dans
[xx]
la dernière moitié du Xe siècle. Il est plus
difficile de déterminer exactement la date de
sa naissance et celle de sa mort. Hrotsvitha
nous apprend elle-même[33] qu’elle vint au
monde longtemps après la mort d’Othon l’Illustre,
duc de Saxe, père de Henri l’Oiseleur,
arrivée le 30 novembre 912. Ailleurs
(préface de ses légendes en vers), elle se dit
un peu plus âgée que la fille de Henri, duc
de Bavière, Gerberge II, sacrée abbesse de
Gandersheim l’an 959[34], et née, suivant
toutes les apparences, vers l’an 940[35]. Il
résulte de ces deux indices combinés, que
Hrotsvitha a dû naître entre les années 912
et 940, et beaucoup plus près de la seconde
date que de la première, par conséquent,
vers 930 ou 935[36]. La date de sa mort est
encore plus incertaine. Un seul point est
hors de doute, c’est qu’elle poussa sa carrière
fort au delà de l’an 968, puisque le
[xxi]
fragment qui nous reste du Panégyrique des
Othons comprend les événements de cette
année[37], et que postérieurement à ce poëme,
Hrotsvitha en composa un autre sur la fondation
du monastère de Gandersheim[38]. Casimir
Oudin dit qu’elle mourut l’an 1001[39];
elle aurait eu soixante-sept ans, si nous ne
nous sommes pas trompés dans nos précédents
calculs. Oudin fonde son opinion sur
ce que Hrotsvitha a célébré les trois premiers
Othons. Il est vrai que le premier livre du
poëme, le seul qui subsiste, finit à la mort
d’Othon Ier; mais le titre même de l’ouvrage
(Panegyris Oddonum), prouve que nous
n’en possédons que la première partie. La seconde
dédicace adressée à Othon, roi des
Romains, qui devint bientôt Othon II[40],
[xxii]
formait probablement le préambule du second
livre, consacré aux actions de ce
prince. Ajoutons qu’on lit dans une chronique
des évêques d’Hildesheim[41], que Hrotsvitha
a célébré les trois Othons. De ce dernier
fait, s’il était bien établi, il résulterait
que notre auteur aurait vécu au delà de l’an
1002, ce qui n’aurait, d’ailleurs, rien que de
très-vraisemblable.
[33]Carm. de primord. et construct. cœnob. Gandesh., v. 562, seqq.
[34] Voy. Annal. Hildesh., ap. Pertz., Monum. German.; t. V,
p. 92.—Cf. Leuckfeld, Antiq. Gandersh., p. 220.
[35] Le mariage du duc Henri, père de Gerberge II, est de 938.
[36] Cette opinion que j’ai émise dans la Revue des Deux-Mondes
du 15 novembre 1839, se trouve en partie confirmée par M. Pertz
dans ses Monument. German., t. VI, p. 302.
[37] Dans la préface qui précède la première partie de ce poëme,
Hrotsvitha s’en remet au jugement de l’archevêque de Mayence,
Wilhelmus, fils d’Othon Ier, lequel mourut l’an 968.
[38] Il est certain que le Carmen de primordiis et construct. cœnobii
Gandesheimensis est postérieur au Panégyrique des Othons, puisque
Hrotsvitha y fait allusion à ce dernier poëme. Voyez v. 80 et 81.
[39]Comment. de script ecclesiast., t. II, p. 506.—Hrotsvitha
serait morte la même année que l’abbesse Gerberge II. Voy. Annal.
Hildesh., ap. Pertz., Monum. German., t. V, p. 92.
[40] M. Pertz dans le titre de cette dédicace, qualifie ce prince
d’Othon II, empereur, prématurément, je crois. Voy. Monument.
German., t. VI, p. 318.
[41]Chron. episc. Hildesh. et abb. monast. S. Mich., ap. Leibn.,
inter Scriptor. rer. Brunsv., t. II, p. 787 et 788.
La vie de cette femme illustre avant son
entrée à Gandersheim nous est absolument
inconnue. Cependant, elle montre dans ses
écrits trop de connaissance du monde et des
passions, pour que nous puissions supposer
qu’elle leur soit demeurée entièrement étrangère.
Quant à sa vie monastique, elle-même
nous en révèle quelques particularités fort
simples, mais qui sont intéressantes dans
leur simplicité. Elle entra au monastère de
Gandersheim un peu après Gerberge, c’est-à-dire,
avant 959, à l’âge d’environ vingt-trois
ans. Elle y perfectionna son éducation
[xxiii]
religieuse et littéraire. En effet, dans cette
pieuse et docte maison, comme dans presque
toutes celles de l’ordre de saint Benoît, on
mêlait à l’étude des Livres Saints la lecture
des chefs-d’œuvres de l’antiquité. Plusieurs
écrivains assurent que Hrotsvitha était versée
dans les lettres grecques[42], ce dont il nous
semble permis de douter. Elle parle avec
une modestie naïve de ses premiers essais
poétiques. Dans la préface en prose placée à
la tête de ses légendes, composées vers l’an
960, elle sollicite l’indulgence pour les fautes
qu’elle a pu commettre contre la prosodie,
et la grammaire, alléguant pour excuse la
solitude du cloître, la faiblesse de son sexe
et son âge encore éloigné de la maturité.
Elle devait avoir à peu près vingt-cinq ans.
«Elle ne s’est proposé, dit-elle, d’autre but
en écrivant ses vers, que d’empêcher le
faible génie que lui a départi le ciel de croupir
[xxiv]
dans son sein et de se rouiller par sa négligence;
elle a voulu le forcer à rendre,
sous le marteau de la dévotion, un faible
son à la louange de Dieu.» Dans une invocation
en vers élégiaques qui précède le premier
de ses récits en vers (l’Histoire de la
nativité de la Sainte Vierge), elle demande
à la mère de Dieu de lui délier la langue,
et rappelle humblement, à cette occasion,
l’exemple de l’ânesse de l’Ancien Testament,
à laquelle Dieu daigna accorder la
parole.
[42] Ces écrivains sont Henr. Bodo (Syntagma de eccles. Gandesh.,
ap. Leibn., Script. rer. Brunsv., t. III, p. 712); Trithème
(Liber de script. ecclesiast., p. 89), Gesner (Bibliothec. univers.) et autres.—Ce
qui m’empêche d’admettre leur opinion, c’est que Hrotsvitha,
qui travaille sans cesse sur des agiographes, emploie exclusivement
des légendes latines ou traduites du grec en latin.
Hrotsvitha mentionne avec reconnaissance
ses deux principales maîtresses[43]. La première
fut une religieuse de Gandersheim,
nommée Rikkarde; la seconde, la jeune abbesse
Gerberge II, elle-même, qui, quoique
moins âgée que son élève, avait cependant
sur elle la supériorité d’éducation qui convenait
à une princesse du sang impérial.
Hrotsvitha lui a dédié respectueusement plusieurs
de ses ouvrages; mais bientôt l’écolière
[xxv]
surpassa ses maîtresses et même ses maîtres;
car, si elle gémit dans la préface de son premier
recueil poétique d’être privée des conseils
des hommes habiles, on verra dans l’épître
qui précède ses comédies (Epistola ad
quosdam sapientes), que l’attention et les
suffrages des hommes les plus éminents ne lui
manquèrent pas longtemps, et qu’elle reçut
bientôt, de toutes parts, des encouragements
et des éloges.
[43] Dans les couvents de l’ordre de saint Benoît, un frère, sous
le titre de Scholasticus ou d’Écolâtre, présidait à l’instruction des
moines. Il paraît que cet article de la règle s’appliquait aux couvents
de femmes, aussi bien qu’aux couvents d’hommes.
A tous les mérites qui placent Hrotsvitha
au premier rang des femmes célèbres du
moyen âge, quelques écrivains ont voulu
joindre un talent d’un autre genre. On lit
dans une Encyclopédie musicale, dirigée par
M. le docteur Gust. Schilling[44], un article,
d’ailleurs très-incomplet, où l’on range
Hrotsvitha parmi les musiciens compositeurs
de l’Allemagne. L’auteur de cette notice prétend
que son illustre compatriote a mis en
musique le Panégyrique des Othons, ainsi
que plusieurs récits héroïques, et il ajoute:
«On a encore d’elle le martyre d’une sainte
[xxvi]
mis en vers et en musique.» Comme il
n’existe, à ma connaissance, aucune trace de
notation musicale dans le manuscrit de Hrotsvitha,
il est fort à craindre que cette assertion
dénuée de toutes preuves, ne soit le résultat
d’une méprise. Hrotsvitha emploie fréquemment,
en parlant de ses poésies, les expressions
modulari, componere. Il est probable
que le biographe dont nous parlons aura été
induit en erreur par ces mots d’une signification
fort complexe, et leur aura attribué le
sens précis et technique qu’ils n’ont point
dans l’occasion présente. Hrotsvitha a bien
assez de sa gloire réelle, sans qu’il soit besoin
de lui en créer une imaginaire.
[44]Universal-Lexicon der Tunkunst, Stuttg., 1834–1839; 6 vol.
in-8o.
Martin Frédéric Seidel, celui-là même qui,
dans ses Icones et elogia virorum aliquot
præstantium, a si malheureusement transformé
le nom de Hrotsvitha en celui de Helena
a Rossow, a joint à la notice de cette femme
illustre un portrait dont il ne fait pas connaître
l’origine. Cette image, qui se retrouve
dans Leuckfeld, dans Schurzfleisch[45], dans
[xxvii]
le Diarium theologicum[46] et même dans le
Mercure allemand de Wieland[47], n’en est
pas pour cela plus authentique. Il nous a paru
sans intérêt de la reproduire, et nous avons
de beaucoup préféré emprunter la belle gravure
sur bois qui se trouve à la tête de la
première édition de Hrotsvitha, donnée par
Conrad Celtes, et qui représente l’illustre
nonne dans l’habit de son ordre, offrant à genoux
ses poésies au vieil empereur Othon Ier.
La ressemblance n’est probablement pas fort
exacte; mais la scène a de l’intérêt et les traits
du moins offrent, à un degré remarquable,
le caractère ascétique et passionné, qui convient
si bien au temps et à la personne[48].
[45] A la tête de son édition des œuvres de Hrotsvitha, in-4o,
1717, dont nous parlerons plus loin.
[46]Fortgesetzte sammlung von alt. und neuen theolog. Sachen,
Leips., 1732, p. 678.
[47]Der neue deutsche Merkur, Weimar, april 1803, t. I, p. 258.
[48] On a attribué cette gravure et les six autres qui ornent l’édition
de 1501, à Albert Durer ou à Cranach. Ces planches ne portent ni
signature ni monograme, et rien n’indique leur auteur avec certitude.
Nous les avons fait réduire, pour les insérer dans notre édition.
Tous les ouvrages de Hrotsvitha (je pourrais
me dispenser de le dire) sont écrits en latin,
seule langue usitée au Xe siècle en Occident,
pour les compositions littéraires. Il existe deux
éditions de ses œuvres, qui toutes deux sont
incomplètes. La première a été imprimée en
1501 à Nuremberg, en un volume petit in-folio,
par les soins de Conrad Celtes (Meissel),
littérateur érudit[49] et poëte lauréat de
l’empereur Maximilien, le même à qui l’on
doit, dit-on, la découverte des fables de
Phèdre et celle de la carte dite de Peutinger.
La seconde édition donnée par Schurzfleisch,
n’est que la réimpression de celle de
Conrad Celtes, augmentée de quelques éclaircissements
biographiques et philologiques.
Elle parut in-quarto, à Wittenberg, en 1717,
et non en 1707, comme porte le titre.
[49] Je dis Celtes, pour me conformer à l’usage; mais lui-même
signait Conradus Celtis. Le mot Celtis, traduction du nom allemand
Meissel, qui signifie burin, est, avec ce sens, d’une latinité très-douteuse.
[xxix]
Celtes a reproduit assez fidèlement un beau
manuscrit de la fin du Xe siècle ou du commencement
du XIe, qu’il découvrit et copia
dans un monastère de l’ordre de saint Benoît.
Ce manuscrit a passé du couvent de
Saint-Emméran de Ratisbonne, dans la bibliothèque
royale de Munich, où il est aujourd’hui.
Personne n’en a fait usage depuis
Celtes, qui l’a publié en entier, jusqu’à
M. Pertz, qui s’en est servi pour sa nouvelle
édition du Panegyris Oddonum[50].
M. Gust. Freytag, qui a donné en 1839 une
notice sur Hrotsvitha et une réimpression
de la comédie d’Abraham, a regretté d’en
avoir perdu la trace[51].
[51]De Hrosvitha poetria, Vratislaviæ, 1839, in-8o, p. 5.
Ce précieux manuscrit est divisé en trois
livres ou parties. Le premier livre renferme
huit poëmes ou légendes; le second contient
nos six comédies en prose rimée. Puis vient un
poëme ou long fragment de poëme, intitulé
Panégyrique des Othons. Celtes, qui a reproduit
ce manuscrit avec assez d’exactitude,
a eu pourtant le tort d’en changer sans
[xxx]
motif la disposition, qui nous paraît offrir
l’ordre véritable et chronologique, dans lequel
les productions de Hrotsvitha ont été
composées. En effet, l’auteur montre dans la
préface du Panégyrique, qui termine le recueil,
moins de timidité et de défiance en
ses talents que dans la préface de ses drames,
et beaucoup moins surtout que dans la préface
de ses histoires en vers. Nous allons faire connaître
en détail le contenu des trois parties.
Le premier livre, Opera carmine conscripta,
se compose de huit récits, savoir:
1oL’Histoire de la nativité de l’immaculée
Vierge Marie, mère de Dieu, tirée du protévangile
de saint Jacques, frère de Jésus[52];
859 vers hexamètres léonins, comme le sont
tous les hexamètres de Hrotsvitha; 2oL’Histoire
de l’ascension de Notre-Seigneur, pièce
de 150 vers hexamètres, composée sur un
récit traduit du grec en latin par Jean l’Évêque;
3oLa passion de saint Gandolfe,
martyr; 564 vers élégiaques. L’auteur a employé
dans cette pièce un mètre moins grave
[xxxi]
que dans celles qui précèdent et qui suivent,
sans doute parce que le sujet est plutôt comique
qu’héroïque. Gandolfe, qui vivait au
milieu du VIIIe siècle, sortait de la tige royale
des Burgondes. La sainteté du jeune prince
était si grande, qu’il reçut le don des miracles.
Il épousa une fort belle femme, que
Hrotsvitha nomme Ganea, probablement par
allusion à ses mœurs dissolues. Elle s’abandonna
bientôt à un clerc de la maison de son
mari. L’adultère fut prouvé par l’épreuve de
l’eau: Ganea se brûla la main et le bras, en les
plongeant dans une cuve d’eau tiède. Au lieu
d’accepter le pardon que lui offrait généreusement
son mari, elle le fit assassiner à Varennes
en Bourgogne. Plusieurs miracles opérés
sur le tombeau de saint Gandolfe furent
racontés à cette méchante femme, qui s’en
moqua en des termes fort immodestes: «Miracula,
dit la légende, non secus ut ventris
crepitum existimavit.» Elle fut aussitôt punie
de cet impur blasphème par un châtiment
digne de sa faute: «in pœnæ perfidiam
(in pœnam perfidiæ) venter illi quoad viveret
perpetuo crepabat.» Ce sujet de poésie singulier,
surtout dans un couvent de femmes,
[xxxii]
prouve que le badinage et une gaieté, même
assez grossière, n’étaient pas entièrement
bannis de ces pieux asiles[53]; 4oLe martyre
de saint Pélage à Cordoue. Ce poëme, composé
de 404 hexamètres, est le récit d’une
aventure que Hrotsvitha a mise en vers,
d’après une relation orale qu’elle tenait d’un
Espagnol, témoin de l’événement. Cette circonstance
dénote des rapports remarquables,
au Xe siècle, entre l’Allemagne et les royaumes
d’Espagne[54]. Aussi rencontre-t-on dans cette
pièce quelques hispanismes singuliers, entre
autres, le mot rostrum employé pour facies.
Le fait s’est passé du temps d’Abdalrahman,
ou, comme nous disons, d’Abderame III.
Lors de l’expédition de ce prince contre les
peuples de la Galice[55], entre les années
[xxxiii]
940 et 943, le père de Pélage ayant été fait
prisonnier par les Maures, ce jeune homme
obtint d’être emmené captif à Cordoue, à la
place de son père; sa beauté l’exposa aux
outrages des Sarrasins. Ayant refusé de servir
aux plaisirs infâmes de leur chef, il fut
précipité du haut des remparts dans le
fleuve. Recueilli vivant par des pêcheurs,
il fut achevé par les soldats d’Abderame. Le
poëme de Hrotsvitha obtint une si grande
célébrité, qu’il a été cité par plusieurs agiographes,
notamment par ceux d’Espagne et
de Portugal[56]; il a été inséré en entier dans le
recueil des Bollandistes, sous la date du 4 février[57];
5oLa chute et la conversion de Théophile,
vidame ou archidiacre d’Adona en Cilicie,
et non en Sicile, comme le disent à tort
les deux éditions de Celtes et de Schurzfleisch.
[xxxiv]
Cette légende est l’histoire d’un clerc qui,
vers l’an 538, ayant été nommé très-jeune aux
fonctions de vidame de l’église d’Antioche et
révoqué peu après, se voua au diable par dépit
et par ambition. Cette aventure fantastique a
été, pendant le moyen âge, le texte de beaucoup
d’ouvrages d’imagination: tout le monde
connaît le Miracle de Théophile, drame du
XIIIe siècle, composé par le trouvère Rutbeuf[58].
Lors de la sécularisation des sciences
au XVIe siècle, le clerc Théophile est devenu
le docteur Faust; 6oL’Histoire de la conversion
d’un jeune esclave exorcisé par saint
Basile. Dans ce poëme, composé de 249 vers,
ce n’est pas par ambition, mais par amour,
que l’esclave d’un habitant de Césarée se voue
au diable. Éperdument amoureux de la fille
de Proterius, que son père destinait au cloître,
il parvint, avec l’aide de l’esprit malin, à se
faire aimer d’elle, et l’épousa au grand déplaisir
de sa famille. Cependant, la jeune femme,
s’étant bientôt aperçue que son mari n’osait
pas entrer dans l’église, devina la vérité. Elle
[xxxv]
sollicita aussitôt et obtint le divorce, et, suivant
son premier dessein, embrassa la vie monastique.
De son côté, le jeune homme, repentant
de son crime, fut exorcisé par saint
Basile, qui força le démon à rendre la cédule
que l’imprudent avait souscrite. Cette histoire
et la précédente devaient, comme on voit,
rappeler agréablement aux pieuses habitantes
de Gandersheim le miracle attribué à Hrotsvitha,
leur quatrième abbesse; 7oL’Histoire
de la passion de saint Denis; 266 vers hexamètres.
Ce poëme est calqué sur la légende
que l’on peut lire dans les Bollandistes, sous
la date du 9 octobre. La scène principale,
c’est-à-dire le voyage miraculeux du saint
décapité, est peinte par Hrotsvitha en traits
qui ne manquent ni de poésie ni de grandeur;
8oL’Histoire de la passion de sainte
Agnès, vierge et martyre. Le sujet de cette
pièce, composée de 459 vers et tirée d’un
récit de saint Ambroise[59], est plus scabreux
que celui d’aucun des poëmes précédents.
Agnès, jeune Romaine d’une grande
beauté, avait embrassé le christianisme et
[xxxvi]
fait vœu de chasteté. Le fils du comte Simpronius,
préfet de la ville, s’éprit de cette
belle chrétienne et, n’ayant pu la gagner ni
par ses prières, ni par ses présents, tomba
dans une mélancolie, qui fit craindre pour
ses jours. Les médecins, ayant découvert la
cause de son mal, en informèrent Simpronius,
qui commanda, avec emportement, à
la jeune Agnès de céder aux désirs de son
fils. Celle-ci étant restée inexorable, Sempronius
la fit traîner au temple de Vesta, pour
y adorer le feu sacré. Sur le refus d’Agnès,
il ordonna qu’on la dépouillât de ses vêtements
et qu’on la conduisît dans un lieu de
prostitution; mais au moment où on commençait
à exécuter cet ordre, le ciel, pour garantir
la pudeur d’Agnès, permit que ses cheveux
grandissent, au point de tomber jusqu’à
ses pieds, comme un voile. Le fils du préfet
l’ayant poursuivie dans cette demeure infâme,
n’eut pas plus tôt porté la main sur elle, qu’il
tomba mort à ses pieds. Le père, au désespoir,
accusa la jeune vierge de magie. Agnès, pour
se disculper, demande au ciel et obtient la résurrection
du jeune insensé. Le père et le fils se
font chrétiens. Cependant, les prêtres païens
[xxxvii]
poursuivent la condamnation d’Agnès. Celle-ci,
qui consent au martyre, meurt sous l’épée
du bourreau et va prendre place auprès de Jésus-Christ,
dans le chœur immortel des vierges.
[52] Voy. J. Alb. Fabricius, Codic. apocryph. Novi Testam., t. I,
p. 40, seqq.
[53] Cette histoire est très-sérieusement rapportée par les Bollandistes.
Voy. Act. Sanctor., Maii t. II, p. 642, seqq.—Le Duchat
croit que Rabelais a fait allusion à cette légende (Pantagruel,
liv. II, chap. 7), et il se permet lui-même, à cette occasion, une
note très-pantagruélique.
[54] Othon Ier entretint même des relations avec les califes de Cordoue.
On peut lire dans Mabillon (Act. Sanctor. ordin. S. Benedicti,
t. V, p. 404), le récit de l’ambassade de Jean, moine de Gorze,
récit très-bien analysé par M. Ch. Romey dans le t. IV de son
Histoire d’Espagne, p. 213 et suiv.
[55] C’est l’expression de Hrotsvitha, v. 81.—Abderame III n’a
point fait d’expédition dans ce que nous appelons proprement la
Galice.—L’argument qui précède ce poëme n’est point de Hrotsvitha;
il est, je crois, comme tous les arguments des légendes,
l’œuvre d’une main plus récente et ordinairement peu exacte.
[56] Voyez, entre autres, dans Ambrosius Morales (Addit. ad divi
Eulogii opera, p. 112 seqq.), et surtout dans Jorge Cardoso (Agiologio
Lusitano, t. III, in-folio, p. 829–832), la légende de Sam
Payo, où l’auteur s’appuie de l’autorité de Hrotsvitha.
[58] Voy. l’édition des œuvres de ce poëte donnée par M. Achille
Jubinal, t. II, p. 79 et 105.
[59] Voy. Act. Sanct., Januar. t. II, p. 351, seqq.
Entre le premier livre et le second, on
trouve dans le manuscrit un court morceau
en prose, servant à la fois d’épilogue aux récits
en vers, et de prologue aux drames. Cet
avertissement, commun aux légendes et aux
comédies, semble indiquer que ces deux recueils
avaient été disposés pour la lecture par
Hrotsvitha elle-même, et rangés par elle dans
l’ordre où les présente le manuscrit.
Le second livre (liber dramatica serie contextus),
celui qui fait la matière du présent
volume, contient six comédies, toutes composées,
comme l’auteur nous l’apprend dans
sa préface, à l’imitation de Térence. Ces pièces
sont: Gallicanus, Dulcitius, Callimaque,
Abraham, Paphnuce, Sapience ou Foi,
Espérance et Charité. Il est aisé de deviner,
d’après le caractère des poésies qui précèdent,
quelle doit être la couleur générale du
théâtre de Hrotsvitha. Honorer et recommander
la chasteté, tel est le but presque unique
que s’est proposé la pieuse nonne. C’est à une
[xxxviii]
aussi louable intention qu’il faut attribuer ce
qu’il y a ordinairement d’un peu chatouilleux
dans les sujets qu’elle s’impose. Elle-même
explique ingénument sa pensée dans la préface
des comédies: elle a voulu, dit-elle,
substituer d’édifiantes histoires de vierges pudiques
aux déportements des femmes païennes;
elle s’est efforcée, dans la mesure de son
faible génie, de célébrer les triomphes de la
chasteté, particulièrement ceux où l’on voit
la faiblesse des femmes l’emporter sur les passions
brutales des hommes. Or, pour montrer
ces victoires féminines dans tout leur éclat,
il était nécessaire que ces vertus de femmes
fussent exposées aux plus grands périls. De là
un choix de légendes, toutes au fond très-édifiantes
et très-morales, mais qui roulent
la plupart sur des aventures propres à alarmer
un peu la modestie. Il est juste d’ajouter
que, si les sujets traités par Hrotsvitha
sont pris ordinairement dans un ordre de
faits et d’idées qui semblent inquiétants pour
la pudeur, la plume de la discrète religieuse
demeure toujours aussi chaste et aussi réservée
que ses intentions sont candides et irréprochables.
[xxxix]
La première de ces comédies, intitulée
Gallicanus, est tirée de deux légendes[60] et
forme deux pièces ou, du moins, une pièce
en deux parties. M. Villemain, qui le premier
a cité les productions de Hrotsvitha dans
une chaire française[61], a fait remarquer que
l’action de Gallicanus ne dure pas moins de
vingt-cinq ans. «C’est une pièce libre, dit
l’illustre critique, écrite dans une prose assez
correcte, et où il y a un sentiment vrai de
l’histoire[62].» Il a même fait à Hrotsvitha
l’honneur de traduire une scène entière de
Gallicanus, avec cette exactitude pleine d’élégance,
dont il possède si bien le secret. Il
s’agit, dans la première partie de la pièce,
d’un général, homme consulaire, qui mérite
par ses exploits la main de Constance, fille de
l’empereur Constantin, et qui, devenu chrétien,
[xl]
renonce à la possession de cette princesse,
pour pouvoir se consacrer, comme
elle, au célibat. C’est la contre-partie de
l’histoire du comte Bernhard et de l’abbesse
de Gandersheim, Gerberge Ire. La seconde
partie, qui ne se lie qu’assez indirectement
à la première, nous fait assister au martyre de
Jean et Paul, aumôniers de Constance, qui ont
converti Gallicanus au christianisme, et sont
mis à mort, par ordre de l’empereur Julien.
[61] A la Faculté des lettres, en 1829.—Un peu avant les grandes
préoccupations politiques de 1789, l’attention littéraire longtemps
dédaigneuse des origines, commença à s’occuper de Hrotsvitha. En
1785, Paphnuce était brièvement analysé dans un article du Mercure,
que reproduisit l’Esprit des Journaux. En 1788, don Maugerard
adressa au Journal Encyclopédique une notice sur Hrotsvitha,
que répéta encore l’Esprit des Journaux, dans le cahier d’avril 1788.
[62] Voy. Tableau de la littérature au moyen âge; t. II, p. 252.
Dulcitius, qui vient ensuite, est le seul
drame de Hrotsvitha qui, par la singularité
plaisante de divers incidents, ait quelque rapport
avec ce que nous appelons comédie. En
effet, cet ouvrage, bien que composé, comme
tous ceux du même écrivain, dans une pensée
d’édification et de piété, remplit néanmoins
la plus indispensable des conditions imposées
à l’auteur comique, celle d’exciter le rire et
la gaieté. On peut même dire qu’à cet égard
Dulcitius dépasse quelque peu les bornes du
genre. Cette pièce est plus qu’une comédie,
c’est une farce religieuse, une bouffonnerie
dévote, une parade sacrée, qui se déploie,
chose étonnante! sans trop de disparate, à
côté du martyre des trois héroïques sœurs,
[xli]
Agape, Chionie et Irène. Dans cette pièce, où
les prestiges et le merveilleux dominent, les
persécuteurs ne sont pas simplement représentés,
selon l’usage, comme des bourreaux farouches
et sanguinaires, mais comme des hommes
ineptes, des niais en butte aux plus ridicules
illusions et livrés aux mystifications d’une
main cachée qui se joue d’eux. Certes, les burlesques
déconvenues qui assaillent tour à tour
Dulcitius et Sisinnius, n’ont pas dû moins divertir
la grave assemblée réunie au monastère
de Gandersheim, que les grotesques tribulations
qui pleuvent sur Monsieur de Pourceaugnac
n’ont diverti, au XVIIe siècle, la cour
joyeuse de Chambord et de Saint-Germain.
Cette bouffonnerie, dont la valeur poétique
et littéraire n’est assurément pas très-grande,
ne nous en paraît pas moins un
monument d’un intérêt considérable pour
l’histoire du théâtre antérieur à la renaissance.
Elle prouve jusqu’à l’évidence, que les
pièces de Hrotsvitha n’étaient pas seulement
destinées à être lues, comme l’ont avancé quelques
critiques, notamment M. Price[63]; mais
[xlii]
qu’elles ont dû être représentées. En effet, tout
le mérite comique de ce petit drame consiste
en une suite de jeux de théâtre qui s’adressent
bien plus aux yeux qu’à l’esprit. Peut-on voir
autre chose qu’une parade calculée pour divertir
des spectateurs, dans la scène où le triste
gouverneur de Thessalonique, noirci comme
un Éthiopien par le contact des chaudrons
et des lèchefrites, méconnu par ses propres
gardes, repoussé et gourmé par les huissiers
du palais, se demande avec une intrépidité
de bonne opinion vraiment risible, ce qu’il
manque à sa toilette et s’il n’est pas vêtu de
ses habits les plus splendides? Certes, quand
de futurs érudits viendront à lire, dans quelques
mille ans, les canevas de nos pièces bouffonnes,
Le docteur barbouillé, Crispin médecin,
ou ces farces de la comédie italienne
dans lesquelles Arlequin ne manque jamais
de plonger son masque noir dans une jatte de
crème, ils affirmeront, à coup sûr, que de pareils
jeux de scène ont été arrangés pour les
yeux et nullement pour la lecture. Eh bien!
entre le comique de Dulcitius et celui de nos
arlequinades ou de nos comédies-féeries, la
ressemblance est complète.
[xliii]
Le sujet de la troisième pièce, intitulée Callimaque,
n’est pas moins singulier que celui
du drame précédent; mais il est d’une nature
entièrement différente. C’est de tous les ouvrages
de Hrotsvitha celui qui, par la délicatesse
passionnée des sentiments, l’exaltation
du langage et le romanesque de la légende,
se rapproche le plus du drame de nos jours.
Poésie, mouvement, passion, couleur générale
plus empreinte des idées germaniques,
tels sont les caractères qui recommandent à
notre examen cette originale et intéressante
production.
On a dit souvent que l’amour est un sentiment
moderne, né en Occident du mélange
de la mysticité chrétienne et de l’enthousiasme
naturel aux races du Nord. Toujours est-il
bien remarquable que ce soit Hrotsvitha, une
religieuse allemande, contemporaine des deux
premiers Othons, qui nous ait légué la première
et une des plus vives peintures de cette passion,
peinture sur laquelle près de neuf cents
ans ont passé et qu’on dirait d’hier, tant nous
y trouvons déjà les subtilités, la mélancolie,
le délire fébrile de l’âme et des sens, et jusqu’à
cette fatale inclination au suicide et à l’adultère,
[xliv]
attributs presque inséparables de l’amour
au XIXe siècle. Aussi, ne voit-on dans
Callimaque aucun de ces jeunes ou vieux
débauchés des comédies de Plaute et de Térence,
qui se disputent une belle esclave ou
marchandent une courtisane; ce que peint
Hrotsvitha dans Callimaque, c’est la passion
effrénée, aveugle, furieuse d’un jeune homme
encore païen, pour une jeune femme chrétienne
et mariée, femme chaste, mais sensible,
et qui craint sa propre faiblesse, au point
de demander en grâce à Dieu de la faire mourir,
pour la soustraire aux dangers d’une tentation
trop vive. Et en même temps que la
vertu élève de si délicats scrupules dans la
conscience de Drusiana, l’amour bouillonne
si violemment dans les veines de Callimaque,
qu’après la mort de celle qu’il aime, il ose,
comme Roméo, violer sa tombe à peine fermée
et chercher les embrassements qu’elle
lui a refusés vivante, dans la couche de pierre
où gisent ses restes inanimés. En vérité, quand
cet ouvrage n’aurait d’autre mérite que de
nous montrer un échantillon des sentiments
et des paroles qu’échangeaient, au Xe siècle,
les amants dans leurs tête-à-tête, et de soulever
[xlv]
ainsi un pan du voile qui nous a caché jusqu’ici
la vie intime et passionnée de ces temps
encore mal connus, ce drame, par cela seul,
serait pour nous d’une valeur inappréciable.
Toutefois, dans Callimaque la peinture des
passions et des mœurs du temps est plutôt
occasionnelle et fortuite, que volontaire et
directe. L’action de la pièce n’est point contemporaine
de l’écrivain. Drusiana est une
habitante d’Éphèse, disciple de l’apôtre saint
Jean et, par conséquent, elle est censée vivre
à la fin du Ier siècle. C’est par un procédé constamment
suivi par les dramatistes de tous les
pays et de toutes les époques, que Hrotsvitha
prête à ses personnages les idées et le langage
qui avaient cours de son temps dans les relations
plus ou moins intimes des classes les
plus polies, langage qu’elle même avait dû
parler, et certainement entendre bien des
fois, si je ne me trompe, avant d’avoir été
chercher le repos du cœur sous les paisibles
voûtes de l’abbaye de Gandersheim.
J’ai rapproché involontairement Roméo et
Callimaque. C’est qu’en effet il est impossible
de n’être pas vivement frappé de plusieurs
points de ressemblance qui existent entre cette
[xlvi]
première exquisse du drame passionné et le
véritable chef-d’œuvre du genre, Roméo et
Juliette. Un simple coup d’œil suffit pour
faire apercevoir dans ces deux ouvrages des
rapports, qui, pour être extérieurs et, en
quelque sorte, matériels, n’en sont ni moins
surprenants ni moins notables. Ainsi le denoûment
des deux pièces présente aux yeux un
tableau presque pareil. Dans l’un et l’autre,
on voit un caveau sépulcral, une
tombe de femme ouverte, une jeune morte,
fraîche encore, dont le suaire a été écarté par
la main égarée de son amant, un jeune homme
étendu mort au pied d’un cercueil. Sur le lieu
de cette scène douloureuse et tragique surviennent,
dans l’un et l’autre drame, deux
hommes navrés de douleur, mais qui sont
maîtres de leurs passions: dans Shakespeare,
le père de la jeune fille et le moine Laurence;
dans Callimaque, le mari de la jeune défunte
et l’apôtre saint Jean, qui, plus heureux que
le franciscain, aura le double pouvoir de ressusciter
Drusiana et Callimaque, et de rendre
celui-ci à la sagesse, aussi bien qu’à la
vie. Ce sont là, il faut l’avouer, des coïncidences
de personnages et de situations incontestables,
[xlvii]
mais qui ne sont, après tout, peut-être
que secondaires et accidentelles. Ce qui
mérite d’être vraiment et sérieusement remarqué,
c’est le ton de mysticité sophistique,
qui donne aux plaintes amoureuses de Callimaque
un air de si proche parenté avec celles
de Roméo. Chose étrange! la langue de l’amour
au Xe siècle est aussi raffinée, aussi
quintessenciée, aussi précieuse qu’aux XVI et
XVIIes siècles! Ouvrez les deux pièces: elles
commencent l’une et l’autre par un entretien
de l’amant mélancolique avec ses amis. Eh
bien! dans ces deux scènes, l’affectation des
idées et la recherche des expressions sont égales
des deux parts. Seulement, dans le poëte
de la cour d’Élisabeth, le jeune amoureux se
perd en concetti à la mode italienne, tandis
que, dans Hrotsvitha, il s’épuise, suivant le
goût de l’époque, en arguties scolastiques et
en distinctions tirées de la doctrine des universaux.
On serait vraiment tenté de conclure
de cette ressemblance que la subtilité
de la pensée, aussi bien que le raffinement
du langage sont dans la nature même de ce
sentiment si tumultueux, si complexe, si indéfinissable,
de ce sentiment qui ne serait
[xlviii]
plus l’amour, s’il cessait d’être une énigme
de vie ou de mort pour le cœur sanglant et
l’imagination bouleversée qui l’éprouvent.
En résumé, Callimaque nous offre au plus
haut degré ce qui constitue le caractère spécial
et le charme particulier des comédies de cette
femme illustre, le mélange piquant d’une
culture demi-érudite et d’une langue à demi
barbare.
Les deux pièces qui suivent, Abraham et
Paphnuce, sont comme deux variantes d’une
même histoire. L’auteur a su pourtant y introduire
les nuances les plus délicates. Le
sujet d’Abraham est tiré d’une légende écrite
au IVe siècle, et qu’Arnauld d’Andilly a traduite
dans ses Vies des Pères des déserts. Malgré
la source respectable où a puisé l’auteur,
l’action de ce drame pourra bien n’en pas
paraître moins hasardée à quelques personnes,
et choquera peut-être la pruderie de nos
mœurs[64]. Un saint homme, un pieux solitaire
qui quitte son ermitage, s’habille en
cavalier, couvre sa tonsure d’un large chapeau
militaire et se rend dans un lieu plus
[xlix]
que suspect, afin d’en retirer sa nièce, jeune
sainte déchue, qui s’est envolée un matin de
sa cellule, pour mener la vie honteuse de courtisane;
c’est là une étrange histoire! Et, cependant,
cette pièce qui repose sur une donnée
si voisine de la licence, a été écrite par
une religieuse enthousiaste de la chasteté,
jouée par des religieuses, en présence de
graves prélats, et n’a sans doute pas moins
édifié la noble assemblée réunie à Gandersheim,
que les tragédies d’Esther et d’Athalie
n’ont édifié le pieux auditoire réuni à Saint-Cyr,
autour de Louis XIV et de madame de
Maintenon.
[64] J’exprimais ce doute en 1835, dans le Théâtre européen; nous
nous sommes bien aguerris depuis cette époque.
On reconnaîtra, si je ne m’abuse, dans
la comédie d’Abraham un enchaînement de
scènes bien liées, beaucoup de clarté dans
l’action, un dialogue rapide et juste, un extrême
naturel tant dans les sentiments que
dans le langage, et, pour tout dire, beaucoup
plus d’art que ne le suppose l’âge inculte
où vivait l’écrivain. La tristesse que la
jeune pécheresse éprouve au milieu de ses
désordres, les larmes furtives qui lui échappent
pendant le repas qu’elle devrait égayer,
enfin la belle scène de la reconnaissance, au
[l]
moment où, retiré dans un réduit secret et les
portes bien closes, l’oncle jette à terre son
chapeau de cavalier et montre à sa nièce foudroyée
ses cheveux blanchis dans le jeûne et
les veilles, les paroles compatissantes du saint
ermite, la contrition profonde, les soupirs
étouffés de la jeune pénitente, ce sont là des
beautés de tous les lieux et de tous les temps.
En vérité, on reste confondu, quand on
songe qu’un dialogue si vrai et si touchant,
sur un sujet si délicat et si mondain, a été
écrit, il y a plus de huit cents ans, par une
sainte fille, modeste habitante d’un couvent
de la Basse-Saxe.
On verra dans Paphnuce, comme dans
Abraham, un pieux ermite quitter sa solitude,
pour aller, sous des habits séculiers,
convertir une courtisane. Celle-ci, touchée de
componction, jette dans un brasier toutes ses
richesses mal acquises et pleure ses fautes
pendant trois ans, au fond d’une étroite cellule.
Ce qui rend peut-être ce drame moins pathétique
que le précédent, c’est qu’il n’existe
pas entre Thaïs et Paphnuce les mêmes liens
d’affection et de parenté qu’entre Abraham
et Marie; mais l’auteur a su compenser cette
[li]
cause réelle d’infériorité par l’effusion la plus
abondante des sentiments de la plus angélique
charité. Je serais bien surpris que la
mort de Thaïs ne parût pas à tous les lecteurs
une scène à la fois des plus naturelles et des
plus touchantes. Je ne fais nulle difficulté de
convenir, en revanche, que dans aucune autre
pièce, Hrotsvitha ne s’est montrée aussi
pédante et n’a étalé un appareil d’érudition
aussi formidable et aussi déplacé. Dans aucune
autre occasion, non plus, elle n’a aussi
bizarrement substitué les mœurs de son temps
à celles de l’époque où l’action du drame est
supposée avoir lieu; mais on me permettra de
faire remarquer que certaines maladresses de
composition et quelques anachronismes de
costume, ne sont dans des œuvres aussi anciennes
que celles de Hrotsvitha, ni moins
piquantes ni moins instructives que ne le seraient
des beautés.
Le sujet de ces deux pièces, tout étrange
qu’il peut paraître, a été traité de plusieurs
manières par les modernes, et, si je l’ose dire,
avec bien moins de délicatesse et de goût que
par Hrotsvitha. D’abord, dans la chaire, Barelette,
le fameux prédicateur jacobin de la
[lii]
fin du XVe siècle, a fait usage, à sa façon, de
la légende de saint Paphnuce[65]. Érasme, à
son tour, a glissé dans ses Colloques une
petite scène, demi-badine et demi-morale, intitulée
Adolescens et scortum, laquelle roule
sur le même texte. Enfin Decker, poëte anglais
contemporain de Jacques Ier, a traité ce sujet
sur le théâtre de Londres, sous le titre grossier
de The honest whore. Dans cette pièce, comme
dans celle d’Abraham, un père (mais un père
véritable et selon la chair, et non pas seulement
un père spirituel) franchit le seuil d’un lieu de
débauche, pour en arracher sa fille tombée
au dernier degré du vice et de l’abjection.
S’il est vrai, comme on l’a dit souvent, que
la comédie soit l’expression de la société, la
comparaison que nous sommes à portée de
faire entre les deux pièces de Hrotsvitha, le
colloque d’Érasme et le drame de Decker,
nous offrirait un moyen sûr et piquant d’apprécier
la valeur morale des trois époques.
Quant à moi, pour la pureté des sentiments,
pour l’inspiration religieuse et la délicatesse
[liii]
du langage, les comédies d’Abraham et de
Paphnuce me paraissent incontestablement
supérieures au bel esprit libertin et médiocrement
sérieux d’Érasme, aussi bien qu’au
cynisme déclamatoire et aux prédications
lourdement vertueuses du dramaturge anglais;
de sorte que s’il nous fallait juger des
Xe, XVIe et XVIIe siècles par ces ouvrages, tout
l’avantage (je le dis à regret, mais je le dis
sans hésiter) appartiendrait, suivant moi, au
Xe siècle.
[65] Henri Étienne, dans son Apologie pour Hérodote (t. III,
ch. 34, p. 120, éd. de Le Duchat), n’a pas manqué de signaler ce
passage de Barlette, lequel est d’une édification fort équivoque.
La sixième et dernière comédie, intitulée
Sapience, ou Foi, Espérance et Charité,
m’avait semblé, au premier abord, offrir une
sorte de création idéale, un drame allégorique,
dans le genre de ceux qu’on a appelés
plus tard moralités. Je me trompais; Hrotsvitha,
dans cette pièce, ne s’est pas départie
de sa méthode habituelle. Ici, comme toujours,
la prudente nonne s’est bien gardée de
rien inventer. Elle se contente de dramatiser
les récits des légendaires des Ve et VIe siècles,
comme les grands dramatistes de la fin du
XVIe siècle ont dramatisé les chroniqueurs et les
nouvellistes des XIVe et XVe siècles. Hrotsvitha
conserve, comme eux, tout ce qu’elle a d’invention,
[liv]
pour l’employer dans l’ordonnance
de ses pièces et le répandre dans les détails.
Aussi, ce qu’il peut y avoir d’allégorique
dans le martyre de Sapience et de ses filles,
appartient-il à l’imagination des agiographes.
Nous voyons dans ce drame trois vierges, Foi,
Espérance et Charité, arriver de Grèce à Rome,
avec Sapience leur mère, pour y propager le
christianisme. L’empereur Hadrien essaie de
ramener, par des flatteries et des menaces,
ces femmes au culte des idoles, mais vainement:
après avoir résisté aux séductions
et aux tortures, les trois jeunes filles périssent
par le fer. La mère rassemble leurs
membres, et, aidée dans ce pieux office
par des matrones chrétiennes, elle les enterre
à trois milles de Rome. Alors, elle ne forme
plus qu’un vœu, celui de mourir en Jésus-Christ,
après avoir achevé sa prière. Elle
élève donc son âme vers le ciel dans un
hymne magnifique, et exhale sa vie dans cette
sublime aspiration. Cette dernière scène, d’un
effet religieux et grandiose, rappelle un peu,
si j’ose le dire, le dénoûment d’Œdipe à
Colone.
Ou je me trompe, ou le théâtre, dont nous
[lv]
venons de donner une idée sommaire, a droit
d’occuper une place éminente dans la littérature
du moyen âge. Ces six drames sont un
dernier rayon de l’antiquité classique, une
imitation préméditée et assez peu reconnaissable,
j’en conviens, des comédies de Térence,
sur lesquels le christianisme et la barbarie
ont déposé leur double empreinte;
mais c’est précisément par ce qu’ils ont de
chrétien et même de barbare, c’est-à-dire,
par ce que leur physionomie nous offre de
moderne, que ces drames m’ont paru mériter
d’être recueillis à part et traduits avec soin,
pour prendre rang à la suite du théâtre ancien,
et à la tête des collections théâtrales de
toutes les nations de l’Europe. Nous recommandons
seulement à ceux qui ne craindront
pas de braver la lecture de ce singulier monument
dramatique, de ne point oublier sa date.
Pour être juste envers de pareilles œuvres, il
faut les considérer avec l’affectueuse impartialité
d’antiquaire, que nous apportons, surtout
depuis quelques années, devant les peintures
des Cimabue, des Lucas de Leyde ou devant
les statues de Sabina de Steinbach.
La IIIe partie du manuscrit de Munich ne
[lvi]
contient qu’un fragment de 837 vers, ayant
pour titre Panegyris sive historia Oddonum.
Ce poëme n’a été composé, comme le déclare
l’auteur, sur aucun document écrit, mais
d’après des rapports oraux et, pour ainsi dire,
confidentiels. Ce sont, en quelque façon, des
mémoires de la famille ducale et impériale de
Saxe. Bien que les troubles excités dans l’Empire
par la révolte de Henri, duc de Bavière,
surnommé Rixosus, père de l’abbesse Gerberge
II, contre son frère Othon Ier, aient
été fort atténués par la plume officieuse de
Hrotsvitha, cette chronique en vers n’en offre
pas moins un tableau intéressant, et véridique
à beaucoup d’égards, des intrigues intérieures
qui, à la fin du Xe siècle, agitèrent
l’Empire et la maison de Saxe[66].
[66] Le Panégyrique des Othons a été réimprimé plusieurs fois, depuis
la première édition donnée par Celtes: 1o par Justus Ruberus
dans ses Script. rerum German.; 2o par Henri Meibomius, avec les
Wittechindi Annales, 1621, in-4o; 3o par H. Meibomius, neveu du
précédent, dans les Script. rerum German.; 4o par M. Pertz dans
les Monumenta Germaniæ, t. VI.
Outre ces divers ouvrages, contenus dans
le manuscrit de Munich, et qu’ont reproduits
les deux éditions de Hrotsvitha (celle de
Celtes et celle de Schurzfleisch), on a imprimé
[lvii]
d’après une copie plus récente, un poëme ou
fragment de poëme, de 837 hexamètres, sur
la fondation du monastère de Gandersheim
(Carmen de constructione sive de primordiis
cœnobii Gandesheimensis), chronique en
vers, précieuse pour l’histoire littéraire et
monastique des IXe et Xe siècles[67]. Hrotsvitha
entre dans son sujet par un récit étendu de la
vie de deux vénérables patrons du monastère,
saint Innocent et saint Athanase. Quelques
historiens, notamment Bodo, ont mentionné
ce début du poëme, de manière à induire plusieurs
critiques et, entre autres, Fabricius[68],
à croire que Hrotsvitha avait composé une Vie
en vers de ces deux saints pontifes, séparée
de son poëme et aujourd’hui perdue[69]. Par
une erreur du même genre, plusieurs biographes,
[lviii]
sur la foi de Trithème[70], ont signalé
comme un ouvrage à part de Hrotsvitha, un
livre d’épigrammes qui, du moins sous cette
forme, ne nous est pas parvenu. Il est très-vraisemblable,
comme l’a soupçonné Fabricius,
que ces épigrammes ne sont autre chose
que les préfaces et les dédicaces en vers que
Hrotsvitha a placées en tête de la plupart de
ses ouvrages, et qu’un manuscrit, qui n’existe
plus, avait peut-être rassemblées[71].
[67] Ce poëme, imprimé pour la première fois par Leuckfeld dans
ses Antiquit. Gandesheimenses, l’a été, l’année d’après, par Leibnitz
dans les Scriptor. rer. Brunsv., t. II, p. 319, puis par J. Chr. Harenberg
(Histor. eccles. Gandesh., 1734, p. 469), et enfin par
M. Pertz dans ses Monumenta Germaniæ, t. VI, p. 306.—Il est
regrettable que Schurzfleisch n’ait pas ajouté ce poëme à son édition
des œuvres de Hrotsvitha, donnée à Wittemberg, en 1717 et non
1707, comme le titre le porte.
[68] Voy. Biblioth. Latin, mediæ et infima ætatis, t. II, p. 834.
[69]Syntagma de eccles. Gandesh., ap. Leibn. Script. rer. Brunsv.,
t. III, p. 712.
[70] Trithem., Liber de viris illustrib. German., p. 129, et Chronic.
Hirsing., t. I, p. 113.
[71] Cette opinion que j’émettais en 1839 dans la Revue des Deux-Mondes,
a été confirmée par M. Pertz. Voy. Monumenta German.,
t. VI, p. 303, n. 17.
C’est par la même absence de critique, que
Leuckfeld, l’historien allemand du monastère
de Gandersheim, dans la liste des ouvrages
en vers de Hrotsvitha, cite les huit légendes
et le panégyrique des Othons, puis ajoute un
dixième ouvrage purement imaginaire, qu’il
intitule: De la chasteté des nonnes. Cette
erreur, répétée par divers critiques, vient
d’une phrase ambiguë et mal comprise de
Henri Bodo[72]. On a pris l’énoncé du caractère
[lix]
des productions de Hrotsvitha pour
le titre d’un de ses ouvrages particuliers. Il
est trop certain, d’ailleurs, que Leuckfeld,
compilateur laborieux, qui a donné judicieusement
une large place à Hrotsvitha dans ses
Antiquités de Gandersheim, n’avait lu que
bien superficiellement les œuvres qu’il louait.
Dans la liste des comédies de l’illustre nonne,
il traduit le titre de la première, Conversio
Gallicani principis, par Histoire de la conversion
d’un prince français[73].
[72]Syntagma de eccles. Gandesh., ap. Leibn., ut supra.
Tels sont les écrits moins connus que vantés
de cette femme extraordinaire. Ils sont de
ceux qui honorent le plus son sexe, et qui,
malgré quelques défauts inhérents à l’époque
où elle a vécu, relèvent le mieux le Xe siècle
de l’accusation de barbarie, qu’on lui a trop
légèrement prodiguée. Un des anciens historiens
de Gandersheim, que nous avons plusieurs
fois cité, Henri Bodo, termine le chapitre
qu’il consacre à Hrotsvitha, par ce
trait: Rara avis in Saxonia visa est[74].
C’est trop peu dire. Cette dixième muse, cette
[lx]
Sapho chrétienne, comme la proclamaient à
l’envi ses enthousiastes compatriotes du XVIe
siècle, ne fut pas seulement une merveille
pour la Saxe; elle est une gloire pour l’Europe
entière: dans la nuit du moyen âge, on
signalerait difficilement une étoile poëtique
plus pure et plus éclatante.
[74] Voy. Syntagm. de eccles. Gandesh., ap. Leibn., ut supra.
V.
Il ne me reste plus qu’à dire un mot de mon
propre travail. En 1835, j’ignorais si le manuscrit,
sur lequel Conrad Celtes a donné
l’édition de 1501, existait encore. Ce savant
éditeur avait négligé de faire connaître le nom
du couvent de l’ordre de saint Benoît, où il
avait découvert ce trésor. Jean Aventinus,
dans la préface de sa Vie d’Henri IV, signala
et répara cet oubli; il apprit au monde savant
que ce précieux recueil était conservé au couvent
de Saint-Emmeran à Ratisbonne. Guidés
par cette indication, Mabillon[75] et ensuite
[lxi]
Gottsched, purent voir et toucher ce manuscrit[76],
dont ils ne firent d’ailleurs aucun
usage. En 1835, M. Pol Nicard, le traducteur
français du Manuel d’archéologie d’Otfried
Müller, ayant fait un voyage en Allemagne,
dans l’intention spéciale de visiter les musées
et les bibliothèques, voulut bien, à ma prière,
s’informer à Ratisbonne de ce qu’étaient devenus
les livres et manuscrits de Saint-Emmeran.
Il apprit qu’ils avaient été transportés,
vers l’année 1803, dans la bibliothèque royale
de Munich, et il m’envoya sur-le-champ une
description exacte et détaillée du manuscrit
de Hrotsvitha: il m’indiqua même un fait
important, qui, si je ne me trompe, a été
négligé par tous ceux qui ont examiné ce manuscrit;
je veux parler de deux fragments,
l’un de treize vers élégiaques[77], l’autre de
trente-cinq vers hexamètres, qui sont jetés,
je ne sais pourquoi, à la suite des comédies,
le premier au verso du feuillet 129, le second
au recto du feuillet 130. Ces vers sont encore
inédits.
[75] Voy. Ann. ordin. S. Benedicti, t. III, p. 588.
[76] En 1740. Voy. Nöthiger Vorrath zur Geschichte der deutschen
dramatischen Dichtkunst, t. II, p. 10.
[77] Il n’existe des cinq premiers vers que les lettres initiales.
[lxii]
Grâce aux démarches de M. Nicard, secondées
de l’obligeante entremise de M. de
Martius, j’obtins du bibliothécaire, M. Lichtenthaler,
de pouvoir faire prendre une copie
exacte, page pour page et ligne pour ligne,
de la seconde partie de ce manuscrit, depuis
le feuillet 78 jusqu’au feuillet 129, comprenant
toutes les comédies. Cette copie presque
figurative est la base du texte que je
donne aujourd’hui.
La comparaison attentive que j’ai été obligé
de faire du manuscrit et de l’édition de Celtes,
m’a convaincu que ce savant homme a apporté
à ce travail beaucoup de soins et de lumières.
Je n’ai eu à insérer dans mon texte qu’un petit
nombre de lectures préférables à celles de la
première édition. Pour permettre au lecteur
d’apprécier la valeur de ces restitutions, j’ai
eu soin de donner toujours au bas des pages
la leçon du premier éditeur.
L’orthographe du manuscrit est tellement
inconstante et si habituellement fautive, qu’il
était impossible de la reproduire sans modification.
L’ancien copiste, par exemple, supprime
presque constamment l’h dans les mots
où les Latins l’admettent, et il l’ajoute où
[lxiii]
elle ne doit pas être; il écrit souvent les adverbes
terminés en e par æ et par un e les
génitifs de la première déclinaison, etc., etc.
J’ai rétabli l’orthographe commune, avertissant,
une fois pour toutes, de quelques incorrections
constantes du manuscrit, mais
signalant en note, d’une manière spéciale,
certaines anomalies singulières. J’ai, d’ailleurs,
accepté l’orthographe du manuscrit,
toutes les fois qu’elle était admissible et surtout
constante. Par exemple, le manuscrit
porte, non pas une fois, mais toujours,
neglegentia, neglegere; j’ai adopté cette
forme, quoique moins bonne que negligentia,
negligere, parce qu’elle est latine, et que
tout porte à croire qu’elle a été celle de Hrotsvitha.
Mais, quand le copiste n’a pas de règles
fixes et qu’il écrit le même mot, tantôt
d’une façon et tantôt d’une autre, je me suis
cru autorisé à n’employer que la meilleure.
J’ai suivi le même système pour la ponctuation
et les capitales. Le manuscrit m’ayant
paru ne présenter à cet égard aucune règle
appréciable, j’ai dû me conformer à l’usage
communément reçu.
Quant à la traduction, je me suis efforcé
[lxiv]
de la rendre aussi fidèle et aussi littérale qu’il
était possible de le faire, en respectant le génie
de notre langue; je serais heureux qu’elle
pût reproduire quelque chose de la grâce et
de la délicatesse de l’original. Elle aura toujours
l’avantage d’être la première traduction
complète de ce recueil théâtral. Gottsched n’a
traduit que la première partie de Gallicanus
en allemand. J’ai eu à surmonter dans ce travail,
surtout pour le rétablissement du texte,
d’assez graves et assez nombreuses difficultés.
Si les juges compétents en cette matière, soit
en France, soit à l’étranger, croient mes efforts
dignes de quelques éloges, je dois en
reporter la meilleure partie aux conseils que
je n’ai cessé de recevoir de mon ami et collègue,
M. Louis Dubeux, qui m’a prêté en
cette occasion, comme en toutes, le secours
de la sagacité philologique la plus sûre et du
savoir le plus étendu.
4 juillet 1845.
THÉATRE DE HROTSVITHA.
HROTSUITHÆ VIRGINIS ET MONIALIS GERMANICÆ, GENTE SAXONICA ORTÆ, INCIPIT LIBER DRAMATICA SERIE CONTEXTUS
[78].
Hujus omnem materiam, sicut et prioris, opusculi
sumsi ab antiquis libris sub certis auctorum
nominibus conscriptis, excepta superius scripta
passione sancti Pelagii, cujus seriem martyrii quidam,
ejusdem qua passus est indigena civitatis,
mihi exposuit, qui ipsum pulcherrimum virorum
se vidisse et exitum rei attestatus est veraciter
agnovisse. Unde si quid in illis falsitatis dictando
comprehendi, non ex meo fefelli, sed fallentes
incaute imitata fui.
Plures inveniuntur catholici, cujus nos penitus
expurgare nequimus[80] facti, qui, pro cultioris
facundia sermonis, gentilium vanitatem
librorum utilitati præferunt sacrarum Scripturarum.
Sunt etiam alii sacris inhærentes paginis,
qui licet alia gentilium spernant, Terentii[81] tamen
figmenta[82] frequentius lectitant, et, dum
dulcedine sermonis delectantur, nefandarum notitia
rerum maculantur. Unde ego, Clamor validus
Gandeshemensis, non recusavi illum imitari
dictando, dum[83] alii colunt legendo; quo, eodem
dictationis genere, quo turpia lascivarum incesta
feminarum recitabantur, laudabilis sacrarum castimonia
virginum, juxta mei facultatem ingenioli,
celebraretur. Hoc tamen facit non raro verecundari
gravique rubore perfundi, quod, hujusmodi
specie dictationis cogente, detestabilem inlicite[84]
amantium dementiam et male dulcia colloquia
[6]
eorum, quæ nec nostro auditui[85] permittuntur,
accommodari dictando mente tractavi et stili officio
designavi. Sed, si[86] hæc erubescendo neglegerem,
nec proposito satisfacerem, nec innocentium
laudem adeo plene juxta meum posse
exponerem, quia quanto blanditiæ amantium[87]
ad illiciendum promptiores, tanto et superni adjutoris
gloria sublimior et triumphantium victoria
probatur gloriosior, præsertim cum feminea fragilitas
vinceret, et virile[88] robur confusioni subjaceret.
Non enim dubito mihi ab aliquibus objici,
quod hujus vilitas dictationis multo inferior, multo
contractior, penitusque dissimilis ejus, quem proponebam
imitari; sit, sententiis concedo[89]: ipsis
tamen denuncio me in hoc jure reprehendi non
posse, quasi his vellem abusive assimilari, qui
mei inertiam longe præcesserunt in scientia sublimiori.
Nec enim tantæ sum jactantiæ, ut vel extremis
me præsumam conferre auctorum alumnis,
sed hoc solum nitor, ut, licet nullatenus valeam
apte, supplici tamen mentis devotione, acceptum in
datorem retorqueam ingenium. Ideoque non sum
adeo amatrix mei, ut pro vitanda reprehensione,
Christi, qui in Sanctis operatur, virtutem (quocumque
ipse dabit posse) cessem prædicare. Si
[8]
enim alicui placet mea devotio, gaudebo; si autem,
vel pro mei abjectione, vel pro vitiosi sermonis
rusticitate nulli placet, memet ipsam tamen
juvat quod feci; quia, dum proprii vilitatem laboris
in aliis meæ inscientiæ opusculis heroico ligatam
strophio, in hoc dramatica junctam serie
colo[90], perniciosas gentilium delicias abstinendo
devito.
[78] Legitur in codice (folio 77o verso): Explicit liber primus,
incipit secundus dramatica serie contextus.
[79] Codex habet: Hrosvithæ illustris mulieris Germanicæ gente Saxonica
ortæ in sex comœdias suas præfatio incipit fæliciter. Hic titulus
scriptus est recentiore manu, quam Conradi Celtis esse putant Bibliothecæ
Regiæ Monacensis custodes.
[88] Codex et Celtes: virilis.—Schurzfleisch: virile.
[89] Celtes: eorum concedo sententiis.—Schurzfleisch: concedo
sententiis. Nihil tamen mutandum.
EPISTOLA EJUSDEM AD QUOSDAM SAPIENTES HUJUS LIBRI FAUTORES
[91].
Plene sciis et bene moratis, nec alieno profectui
invidentibus, sed, ut decet vere sapientes,
congratulantibus, Hrotsuitha[92] nesciola, nullaque
probitate idonea, præsens valere et perpes
gaudere. Vestræ igitur laudandæ humilitatis magnitudinem
satis admirari nequeo, magnificæque,
circa mei utilitatem, benignitatis atque dilectionis
plenitudinem, condignarum recompensatione gratiarum
remetiri non sufficio, quia, cum philosophicis
[10]
adprime studiis enutriti et scientia longe
excellentius sitis perfecti, mei opusculum vilis
mulierculæ, vestra admiratione dignum duxistis,
et largitorem in me operantis gratiæ fraterno affectu
gratulantes laudastis, arbitrantes mihi inesse
aliquantulum scientiam artium, quarum subtilitas
longe præterit mei[93] muliebre ingenium. Denique
rusticitatem meæ dictatiunculæ hactenus vix
audebam paucis ac solummodo familiaribus meis
ostendere; unde pene opera cessavit dictandi ultra
aliquid hujusmodi, quia, sicut pauci fuere, qui
me prodente perspicerent, ita non multi, qui, vel
quid corrigendum inesset enuclearent, vel ad audendum[94]
aliquid huic simile provocarent. At
nunc, quia trium testimonium constat esse verum,
vestris corroborata sententiis, fiducialius[95] præsumo
et componendis operam dare, si quando Deus
annuerit posse, et quorumcumque sapientium examen
subire. Inter hæc diversis affectibus, gaudio
videlicet et metu, in diversum trahor. Deum namque,
cujus solummodo gratia sum id quod sum,
in me laudari cordetenus gaudeo; sed major quam
sim videri timeo, quia utrumque nefas esse non
ambigo, et gratuitum Dei donum negare, et non
acceptum accepisse simulare. Unde non denego
præstante gratia Creatoris per dynamin me artes
[12]
scire, quia sum animal capax disciplinæ, sed per
energiam[96] fateor omnino nescire. Perspicax
quoque ingenium divinitus mihi collatum esse
agnosco, sed magistrorum cessante diligentia, incultum
et propriæ pigritia inertiæ torpet neglectum.
Quapropter, ne in me donum Dei annullaretur
ob neglegentiam mei, si qua forte fila vel
etiam floccos de panniculis a veste philosophiæ
abruptis evellere quivi, præfato opusculo inserere
curavi, quo vilitas meæ inscientiæ intermixtione
nobilioris materiæ illustraretur, et largitor ingenii
tanto amplius in me jure laudaretur[97], quanto
muliebris sensus tardior esse creditur. Hæc mea in
dictando intentio, hæc sola mei sudoris est causa,
neque simulando me nescita scire jacto, sed quantum
ad me tantum scio quod nescio. Quia enim
attactu vestri favoris atque petitionis arundineo
more inclinata libellum, quem tali intentione disposui,
sed usque huc pro sui vilitate occultare
quam in palam proferre malui, vobis perscrutandum
tradidi, decet ut non minoris diligentia sollicitudinis
eum emendando investigetis, quam proprii
seriem laboris; et sic tandem ad normam rectitudinis
reformatum mihi remittite, quo, vestri
magisterio præmonstrante in quibus maxime peccassem
possim agnoscere.
[90] Celtes: in hac dragmatica junctura serie colo.
[91] Celtes addit: et emendatores priusquam libros suos ederet, quod
nescio unde invexit.
[92] Scripturam hujus nominis nostræ ex pluribus poetriæ locis
dedimus. Ita enim in præfatione Sanctæ Mariæ, in fine Ascentionis
Domini, in præfatione Gangolphi, in præfatione Pelagii et in præfatione
Proterii, teste G. H. Pertzio (Monumenta Germaniæ; Scriptorum
tom. IV, p. 302, n. 1). Hic tantum, ni fallor, Hrotsvit
codex exhibet.
Conversio Gallicani principis militiæ, qui iturus ad bellum
contra Scythas, sacratissimam virginem Constantiam
Constantini imperatoris filiam desponsavit, sed in conflictu
prælii nimium coartatus, per Joannem et Paulum
primicerios Constantiæ conversus, ad baptisma convolavit,
cælibemque vitam elegit. Postea autem jubente Juliano
apostata in exilium missus martyrio est coronatus.
Sed et Joannes et Paulus eodem jubente clam occisi et in
domo occulte sunt sepulti. Nec mora: percussoris filius
a dæmonio arreptus, patris commissum et martyrum confitendo
meritum juxta eorum sepulchra salvatus, una cum
patre est baptizatus.
Tædet me, Gallicane, morarum, quia gentem,
quam scis Scytharum Romanæ solam resistere
paci nostrisque temere præceptis reluctari, bello
protrahis lacessere, cum pro tui strenuitate id
[20]
tibimet exercitii ad defensionem non ignores patriæ
servari[103].
Tuis enim, o Auguste Constantine, obnixe manibus
pedibusque semper insistens obsequiis,
tuæ Augustalis excellentiæ votis effectu conabar
respondere operis, nec umquam me subtraxi faciendis.
Quod dignissimum omnique videbatur senatui
gratissimum[107] numquam tibi negabam aut negabo
præmium, scilicet nostræ adeptionem familiaritatis,
præcipuæque inter palatinos dignitatis.
Gallicanus dux, cui frequens successus triumphorum
primum inter principes dignitatis adquisivit
gradum, cujusque ope sæpissime indigemus
ad defensionem patriæ....
Convenit. Sed hinc coartor nimium, quia si,
quod debet fieri paterno more, te in proposito
permansum ire consensero, haud leve damnum
patiar in publica re. Si autem, quod absit, renitor,
æternis cruciandus pœnis subjacebo.
Simula, prudenter peracta expeditione, ipsius
votis te satisfacturum esse: et ut meum concordari
credat velle, suade, quo suas interim filias
Atticam ac Artemiam, velut pro solidandi pignore
amoris, mecum mansum ire, meosque primicerios
Joannem et Paulum secum faciat iter arreptum
ire.
Placet. (Introducuntur[118] honorifice.)—Amator virginitatis
et inspirator castitatis, Christe, qui me
precibus martyris tuæ Agnetis a lepra pariter
corporis et ab errore eripiens gentilitatis, invitasti
ad virgineum tui Genitricis thalamum, in quo tu
manifestus es verus Deus, retro exordium natus a
Deo Patre, idemque[119] verus homo ex Matre
[44]
natus in tempore, te veram et coæternam Patri
sapientiam, per quam facta sunt omnia et cujus
dispositione consistunt et moderantur universa,
suppliciter exoro, ut Gallicanum, qui tui in me
amorem surripiendo conatur extinguere, post te
trahendo ab injusta intentione revocare, suique
filias digneris tibi assignare sponsas, et instilla
cogitationibus earum tui amoris dulcedinem, quatinus
execrantes carnale consortium pervenire mereantur
ad sacrarum societatem virginum.
Unum Dominum habemus in cœlis, cui debetur
devotio nostræ servitutis, in cujus fide et dilectione
condecet nos servata corporis integritate unanimiter
perseverare, ut mereamur aulam cœlestis
patriæ cum palma virginitatis introire.
Ite citi ad Gallicanum, et inhærentes ejus lateri
suadete illi paulatim mysterium nostræ fidei, si
forsan illum Deus dignetur per nos[123] lucrari[124].
Non nego. Convenite, congregamini, tribuni et
centuriones, omnesque mei juris milites. Assunt
Joannes et Paulus, quorum detinebar absentia ne
pergerem.
Heus! rex Bradan, sperandæ fortuna victoriæ
alludit[129] nos. En, dextræ languescunt, vires fatiscunt[130];
sed et inconstantia pectoris cogit nos
discedere ab armis.
Non ambigo. At ubi sequens præcedentem securus[135]
inter medias hostium ingrederer acies,
perveni ad regem eorum, nomine Bradan, qui
mox incredibili metu correptus, pedibusque meis
provolutus, se cum suis subdidit, professus censum
principi Romani orbis finetenus solvendum.
Videlicet sectam christicolarum, quam qui
elegerit[138], gratiam susciperet priorem honoremque
[74]
ampliorem; qui vero spreverit[139], gratia
simul privaretur et militia.
Ego quidem, baptismate imbutus, totum me
Deo subjugavi, in tantum, ut tuæ quam præ omnibus
dilexi abrenunciarem filiæ, quo abstinens
conjugii placerem Virginis proli.
Vivite feliciter, o sanctæ virgines, perseverantes
in Dei timore, decusque virginitatis inviolatum
servate, quo dignæ inveniamini amplexibus Regis
æterni.
Non contra luctor, non renitor, non prohibeo;
sed vestris in hoc votis libens concedo in tantum,
ut nec te, o mea Constantia, quam haud segniter
[78]
emi vitæ pretio, aliud quam cœpisti velle
cogam[141].
Amicus pudicitiæ virginalis et fautor totius bonæ
voluntatis, qui te ab injusta cogitatione[142] revocavit,
meamque virginitatem sibi signavit, dignetur
nos pro corporali discidio quandoque associatum
ire in æterno gaudio.
Cum vinculum Christi amoris in unius nos societate[143]
conjungat religionis, decet ut, quasi
gener Augustorum, honorifice nobiscum habites
intra palatium.
Ecce, habes quadruplicatum exercitum Christo
favente et me laborante, patere ut[144] nunc militem
Imperatori, cujus juvamine vici, et cui debeo
quidquid feliciter vixi.
Me ipsum etiam sancto viro Hilariano in urbe
Ostiensi[146] individuum sodalem ardeo associatum
iri, quo ibidem reliquum vitæ in Dei laude pauperumque
vacem susceptione.
Simplex Esse, cui semper est posse, sinat tui esse
prosperis successionibus juxta sui velle vigere,
et perducat te ad gaudia æternitatis, qui regnat et
gloriatur in unitate Trinitatis.
[104] Codex: G. resp. id est, Gallicanus respondit. Litteræ G. resp.
recentiore manu exaratæ sunt in codice, qui in scribendis personarum
nominibus compendiis semper utitur.
[105] Sæpe apud Nostram conjunctio si vim habet interrogandi,
dubitandi et etiam negandi.
[106] Codex et hic et ubique haut. Semel monemus nos haud daturos
esse.
[116] Codex: P, superscripto recentiore manu Principes d, id est,
Principes dicunt.—Celtes: Paulus, male.
[117] Sic Celtes.—In codice legitur C. (id est Constantinus) pro G.
(Gallicanus), librarii vitio.
[118] Sic codex.—Celtes: introducantur.—Hæc verba parenthesis
nota inclusi, quia, ni fallor, ad sermonis seriem non pertinent,
sed de iis quæ in scena aguntur nos monent.
Incommodum satis nostro probatur esse imperio,
[86]
quod christiani libero utuntur arbitrio, et
jactant se leges debere sequi, quas accipiebant
temporibus Constantini.
O milites, accingimini, et nudate christicolas
possessionibus propriis, objiciendo sententiam
Christi dicentis: Qui non renunciaverit omnibus
quæ possidet, N. P. T. M. V. E. S. P. T[150].
Dicemus: Castella, quæ Gallicanus sibi retinuit,
decrevimus intrasse, tuæque servituti usurpasse;
sed, si quis ex nostris pedem admovit, leprosus
seu energumenus[151] est factus.
Ne fatigemini, o milites, inutilia suadendo, quia
in æstimatione æternæ vitæ flocci facio quicquid
habetur sub sole. Unde patriam desero et exul
pro Christo Alexandriam peto, optans ibidem
coronari martyrio.
Volumus dicere: Gloriosissimi et famosissimi
imperatores Constantinus, Constans et Constantius,
quorum famulabamus imperio, fuere viri
christianissimi, et gloriabantur se servos esse
Christi.
Nam quia adolebantur[156] Creatori, Augustalis
apicem dignitatis ornabant et beatificabant insignibus
suæ probitatis et sanctitatis, prosperisque
ad vota successionibus pollebant.
Nihil; sed subjungendum est quod ad te. Postquam
enim mundus eis non erat dignus habendis,
suscepti sunt inter angelos, tibique infelix respublica
relinquebatur regenda.
Reliquisti omnem religionem, et imitatus es
idololatriæ[158] superstitionem. Pro hac iniquitate,
et a tuis conspectibus et a tuorum societate nos
subtraximus.
Decem dierum dabo inducias, quo tandem
resipiscentes ultro maturetis reconciliari gratiæ
nostræ dignitatis. Sin autem, quod faciendum est
faciam, ne ultra[160] vobis ludibrio fiam.
Vade, Terentiane[161], sumtis tecum militibus
compelle Joannem et Paulum deo Jovi sacrificare.
Si autem obstinato resisterint pectore, perimantur,
non palam, sed nimium occulte, quia palatini
fuere.
Imperator Julianus cui servio misit vobis, Joannes
et Paule, pro sui clementia aureum simulacrum
Jovis, cui thura gratis imponere debetis.
Quod si nolueritis, capitalem sententiam subibitis.
Si Julianus sit tuus dominus, habeto pacem cum
illo, et utere ejus gratia. Nobis non est alius nisi
Dominus[162] Jesus Christus, pro cujus amore desideramus
mori, quo mereamur æternis gaudiis
perfrui.
Quid tardatis, milites? stringite ferrum, et interficite
imperatoris deorumque rebelles; interfectos
clam in domo sepelite, nullumque sanguinis
vestigium relinquite.
Te, Christe, cum Patre et Sancto Spiritu regnantem,
unum Deum, sub hoc periculo invocamus,
te moriendo laudamus; tu suscipe animas, pro te
de lutea habitatione eliminatas.
Gloriosi testes Christi, Joannes et Paule, imitamini
exemplum magistri eadem jubentis, et orate
pro persecutorum delictis. Este compatientes orbati
patris angustiis et misereamini furientis nati
miseriis, quo ambo tincti fonte baptismatis perseveremus
in fide Sanctæ Trinitatis.
Gratias Regi æternitatis, qui suis militibus tantum
præstitit honoris, ut non solum animæ gaudent
in cælo, sed etiam mortua in tumulis ossa variis
fulgent miraculorum titulis, in testimonium sui
sanctitatis, præstante Domino Nostro Jesu Christo,
qui vivit[166]....
[147] Hunc titulum addidi de meo.—Celtes et Schurzfleisch: actus
secundus, quod pariter deest in codice.
[148] Codex exhibet tantum hæc personarum nomina, quibus
Celtes et Schurzfleisch Terentianum, Joannem et Christicolas addiderunt.
[149] Celtes perperam legit In incommodum, etc., pro Ju.Incommodum
(id est Julianus.Incommodum), ut legimus.
[150] Hæc sigla non congruunt ex omni parte cum verbis sancti
Lucæ. Evang., XIV, 33.
Passio sanctarum virginum Agapes[168], Chioniæ et Irenæ,
quas sub nocturno silentio Dulcitius præses clam adiit,
cupiens earum amplexibus saturari. Sed mox ut intravit,
mente captus ollas et sartagines pro virginibus amplectendo
osculabatur, donec facies et vestes horribili nigredine
inficiebantur. Deinde Sisinnio comiti jussu imperatoris
puniendas[169] virgines cessit, qui etiam miris modis
illusus tandem Agapen et Chioniam concremari et Irenam
jussit perfodi.
Parentelæ claritas, ingenuitas, vestrumque serenitas
pulchritudinis exigit vos nuptiali lege primis
in palatio copulari, quod nostri jussio annuerit
[116]
fieri, si Christum negare nostrisque diis sacrificia
velitis ferre.
Esto securus curarum, nec te gravet nostrarum
præparatio nuptiarum, quia nec ad negationem
confitendi nominis, nec ad corruptionem integritatis
ullis rebus compelli poterimus.
Conquiniscant idolis, qui velint incurrere iram
Celsitonantis, ego quidem caput regali unguento
delibutum non dehonestabo, pedibus simulacrorum
submittendo.
Quid hoc vile ac detestabile monstrum, scissis
et nigellis panniculis obsitum? Pugnis tundamus,
de gradu præcipitemus, nec ultra huc detur liber
accessus.
Væ, væ! Quid contigit? Nonne splendidissimis
vestibus indutus, totoque corpore videor nitidus,
et quicunque me aspicit velut horribile monstrum
fastidit? Ad conjugem revertar, quo ab illa quid
erga me actum sit experiar. En, solutis crinibus
egreditur, omnisque domus lacrimis prosequitur.
Frustra sudamus, in vanum laboramus. Ecce,
vestimenta virgineis corporibus inhærent velut
[136]
coria. Sed et ipse qui nos ad exspoliandum urgebat
præses stertit sedendo, nec ullatenus excitari
potest a somno. Ad imperatorem adeamus, ipsique
rerum quæ geruntur propalemus.
Decet ut in nostri necem obtemperes jussis tui
imperatoris, cujus nos decreta contemnere noscis.
Si autem parcendo moram[188] feceris, æquum est
ut tu interficiaris.
Non tibi, Domine, non tibi hæc potentia insolita,
ut ignis vim virtutis suæ obliviscatur, tibi obtemperando.
Sed tædet nos morarum. Ideo rogamus
solvi retinacula animarum, quo extinctis
corporibus tecum plaudent in æthere nostri spiritus.
O novum, o stupendum miraculum! Ecce,
animæ egressæ sunt corpore[190], et nulla læsionis
reperiuntur vestigia; sed nec capilli, nec vestimenta
ab igne sunt ambusta, quo minus corpora.
Præcepisti, nosque tuis præceptis operam dedimus
implendis, sed supervenere duo ignoti juvenes,
asserentes se ad hoc ex te missos, ut Irenam
ad cacumen montis perducerent.
Hem! ignoro quid agam. Pessumdatus sum maleficiis
christicolarum. En[197], montem circumeo,
et semitam aliquoties repperiens, nec ascensum
comprehendere, nec reditum queo repetere.
Hinc mihi quam maxime gaudendum, tibi vero
dolendum, quia pro tui severitate malignitatis in
Tartara damnaberis; ego autem martyrii palmam
virginitatisque receptura coronam, intrabo æthereum
æterni Regis thalamum, cui est honor et
gloria in sæcula.
[167] Titulus argumenti hujus fabulæ, sicut et cæterarum, manu
recentiore scriptus est.
[168] Codex: Agapis, et ubique in recto casu: Agapes pro Agape.
[169] Codex et Celtes: jussu per puniendas. In his verbis veræ lectionis
vestigia latent: fortasse vocabulum imperatoris expressum
fuerat compendio, unde librarius effecit per.
[170] Hoc nomen hic et ubique scribitur in codice cum aspirationis
nota.
[179] Sic codex.—Celtes agant mutavit in agunt, sicut infra strepat
in strepit, male; nam sententia quamdam præ se fert ellipsim,
quam conatus sum Gallice exprimere.
Resuscitatio Drusianæ et Callimachi, qui eam non solum
vivam, sed etiam præ tristitia atque excæcatione[201] inliciti
amoris, in Domino mortuam plus justo amavit, unde
morsu serpentis male periit; sed precibus sancti Joannis
apostoli una cum Drusiana resuscitatus, in Christo est
renatus.
Intende, frater: ea ipsa quam ardes, sancti Joannis
apostoli doctrinam secuta, totam se devovit
Deo, in tantum ut nec ad torum Andronici christianissimi
viri jamdudum potuit revocari, quo
minus tuæ consentiet vanitati.
O insensate et amens! Cur falleris? Cur te vacua
spe illudis? Quo pacto, qua dementia reris me
tuæ cedere nugacitati, quæ per multum temporis
a legalis toro viri me abstinui?
Eh heu! Domine Jesu Christe, quid prodest castitatis
professionem subiisse, cum is amens mea
deceptus est specie? Intende, Domine, mei timorem,
intende quem patior dolorem. Quid mihi,
quid agendum sit, ignoro. Si prodidero, civilis
per me fiet discordia; si celavero, insidiis diabolicis
sine te refragari nequeo. Jube me in te,
Christe, ocius mori, ne fiam in ruinam delicato
juveni.
Non dubitem licet quin, ut asseris, anima æternaliter
lætetur corpusque quandoque incorruptum
resuscitetur, hoc tamen me vehementer exurit,
quod ipsa me præsente mortem ut adveniret optando
invitavit.
O Drusiana, Drusiana, quo affectu cordis te colui,
qua sinceritate dilectionis te viscera tenus amplexatus
fui! Et tu semper abjecisti, meis votis
contradixisti. Nunc in mea situm est potestate
quantislibet injuriis te velim lacessere.
In nomine Christi, quid est hoc quod video
miraculi? Ecce, aperto sepulchro corpus Drusianæ
[186]
foras est ejectum[222], juxta quod jacent duo
cadavera amplexu serpentis circumflexa.
Conjecto quid significet. Is ipse Callimachus
Drusianam dum viveret inlicite amavit, quod
illa ægre ferens in febrem præ tristitia incidit, et
mortem ut adveniret invitavit.
In hoc tamen illud est ut maxime[223] admirandum,
cur hujus qui pravum voluit resuscitatio,
magis quam ejus qui consensit, divina sit voce
prænuntiata, nisi quia forte hic carnali deceptus
delectatione deliquit ignorantia, iste autem sola
malitia.
Quanta Supernus Arbiter districtione cunctorum
facta examinat, quamque æqua lance singulorum
merita pensat, id non obvium nec cuiquam explicabile
fore potest, quia divini subtilitas judicii
longe præterit humani sagacitatem ingenii.
Deus incircumscriptus et incomprehensibilis,
simplex et inestimabilis, qui solus es id quod es,
qui diversa duo socians ex hoc et hoc hominem
fingis, eademque dissocians unum quod constabat
resolvis, jube ut reducto halitu disjunctaque
compagine rursus conliminata, Callimachus resurgat
plenus, ut fuit, homo, quo ab omnibus magnificeris,
qui solus miranda operaris.
Callimache, surge in Christi nomine, et utcumque
se res habeat confitere; quantislibet obnoxius
sis vitiis proferas, ne nos vel[231] in modico lateat
veritas.
Ut primum distracto tegmine conviciis tentavi
lacessere corpus exanime, iste Fortunatus, qui
fomes mali et incensor[233] extitit, serpentinis perfusus
venenis periit.
Mihi autem apparuit juvenis aspectu terribilis,
qui detectum corpus honorifice texit, ex cujus
flammea facie candentes in bustum scintillæ transiliebant,
quarum una resiliens mihi in faciem
ferebatur, simulque vox facta est dicens: Callimache,
morere ut vivas! His dictis, exspiravi.
Ideo ne moreris, ne pigriteris lassum erigere,
[198]
mœrentem consolationibus attollere, quo tuo
monitu, tuo magisterio, a gentili in christianum,
a nugace in castum transmutatus virum, tuoque
ducatu semitam arripiens veritatis, vivam juxta
divinæ præconium promissionis.
Benedicta sit unica progenies Divinitatis, idemque
particeps nostræ fragilitatis, qui te, fili Callimache,
parcendo occidit et occidendo vivificavit,
quo suum plasma mortis specie ab interitu liberaret
animæ.
O Christe, mundi redemptio, et peccatorum
propitiatio[237], qualibus laudum præconiis te talem
celebrem ignoro. Expaveo tui benignam clementiam
et clementem patientiam, qui peccantes nunc
paterno more tolerando blandiris, nunc justa severitate
castigando ad pœnitentiam cogis.
Quis auderet credere, quisve præsumeret sperare,
ut hunc, quem criminosis intentum vitiis
mors invenit et inventum abstulit, tui miseratio
ad vitam excitare, ad veniam dignaretur reparare?
[200]
Sit nomen tuum sanctum benedictum in sæcula,
qui solus facis stupenda mirabilia.
Eia, sancte Joannes, et me consolari ne tardes.
Nam conjugalis amor Drusianæ meam haud patitur
mentem consistere, nisi et ipsam quantocius
videam resurrectum ire.
Decet tui sanctitatem, venerande pater Joannes,
ut resuscitato Callimacho, qui me inlicite amavit,
et hunc resuscites, qui mei proditor funeris
extitit.
Ne dignum ducas, Christi apostole, hunc proditorem,
hunc malefactorem, a vinculis mortis
absolvere, qui me decepit, me seduxit, meque ad
audendum horribile facinus provocavit.
Quando etiam Dei unigenitus, idemque Virginis
primogenitus, qui solus innocens, solus immaculatus,
solus sine veterni sorde[239] delicti in
mundum venit, omnes sub gravi onere peccati
depressos invenit.
Scilicet nullum justum, nullum misericordia
inveniret dignum, neminem tamen sprevit, neminem
suæ gratia pietatis privavit, sed se ipsum omnibus[240]
tradidit, suique dilectam animam pro
omnibus posuit.
Divina substantia, quæ vere et singulariter es
sine materiæ forma[241], quæ hominem ad tui imaginem
plasmasti, et plasmato spiraculum vitæ inspirasti,
jube materiale corpus Fortunati reducto
calore in viventem animam iterum reformari, quo
trina nostri resuscitatio tibi in laudem vertatur,
Trinitas veneranda.
Si, ut asseris, Drusiana me suscitavit, et Callimachus
Christo credidit, vitam repudio mortemque
eligo sponte, quia malo non esse, quam in his
tantum abundanter virtutum gratiam sentiscere.
O admiranda diaboli invidia, o malitia serpentis
antiqui, qui et protoplastis mortem propinavit
et super justorum gloria semper gemit! Iste infelicissimus
Fortunatus diabolicæ amaritudinis felle
plenissimus, comparatur malæ arbori amaros fructus
facienti. Unde excisus a collegio justorum et
abjectus a consortio Deum timentium, mittatur
in æterni ignem supplicii, cruciandus sine alicujus
intermixtione refrigerii.
Nam qui superbit, invidet, et qui invidet, superbit;
quia mens invida, dum alienam laudem
nec patitur audire, et in sui comparatione perfectiores
ambit vilescere, dedignatur subjici dignioribus,
et superbe conatur præferri comparibus.
Recedamus, suumque diabolo filium relinquamus.
Nos autem diem istum, et pro miranda
Callimachi mutatione, et pro utriusque resuscitatione,
cum lætitia agamus, gratias ferentes
Deo, æquo judici secretorumque discretissimo
[212]
cognitori, qui solus omnia subtiliter examinans,
omnia recte disponens, unumquemque, juxta
quod dignum prænoscit, præmiis suppliciisve
aptabit. Ipsi soli honor, virtus, fortitudo, et victoria,
laus et jubilatio per infinita sæculorum
sæcula. Amen.
[201] Sic Celtes emendavit optime.—Codex: execratione.
[202] Codex: Calimachus, unico l, et sic semper, quando compendio
C non utitur. Semel quoque Chalimachum invenimus.
Lapsus et conversio Mariæ, neptis Abrahæ eremicolæ[243],
quæ ubi XX annos solitariam vitam egit, corrupta
virginitate sæculum repetiit et contubernio meretricum
admisceri non metuit; sed post biennium præfati Abrahæ
monitis, illam sub amatoris specie quærentis, reducta,
larga effusione lacrimarum continuaque exercitatione jejuniorum,
vigiliarum atque orationum per vicenos annos
emundavit maculas criminum.
Est mihi neptis tenella utriusque parentis solamine
destituta, in quam pro compassione orbitatis
nimio affectu ducor, cujusque causa continua sollicitudine
fatigor.
Multum disconvenit, filia, ut quæ cum Dei
genitrice Maria per mysterium nominis præemines
[226]
in axe inter sidera numquam casura, inferior
meritis in terræ volutes infimis.
Nam si incorrupta et virgo permanebis, angelis
Dei fies æqualis, quibus tandem stipata gravi corporis
onere abjecto, pertransiens[253] aera supergradieris
æthera, zodiacum percurres circulum, nec
[228]
subsistendo temperabis gressum, donec amplexaris
amplexibus filii Virginis in lucifluo thalamo sui
Genitricis.
Frater Ephrem, si quid mihi utriusque casu fortunæ
ingeritur, te primum adeo, te solum consulo.
Unde ne sis adversus querimoniæ quam prosequor;
sed fer opem dolori quem patior.
Per inlicitum cujusdam simulatoris affectum, qui
monachico adveniens habitu simulata eam visitatione
frequentabat, donec indocile juvenilis ingenium
pectoris ad sui amorem inflexit, adeo ut per
fenestram ad patrandum facinus exiliret[255].
Putabam me ante fores[259] cellulæ stetisse, et
ecce draco miræ magnitudinis nimiique fœtoris,
rapido impetu adveniens candidulam secus me
columbam repperiens cepit, devoravit subitoque
non comparuit.
Postquam evigilans hujus solamine visionis temperabam
tristitiam prioris, mentem recepi ut reminiscerer[260]
alumnæ. Illud quoque si sine[261] tristitia
memini, quod ipsam in duorum intervallo dierum
divinæ innitentem laudi solito non sensi.
Qui clancula cordium cognoscit qua intentione
[244]
unaquæque res geratur intellegit, nec in discretissimo
ejus examine reus prævaricationis habetur,
qui[267] a strictioris rigore conversationis ad tempus
descendendo imbecillioribus assimilari[268] non
respuit, quo efficacius animam revocet quæ erravit.
In domo cujusdam lenonis habitationem elegit,
qui tenello amore illam colit; nec frustra: nam
omni die non modica illi pecunia ab ejus amatoribus
adducitur.
Quæ fiducia, quæ constantia mentis mihi post
hæc, cum hanc, quam nutrivi in eremi latibulis,
meretricio vultu ornatam conspicio? Sed non est
tempus ut præfiguretur in facie quod tenetur in
corde. Erumpentes lacrimas viriliter stringo, et
simulata vultus hilaritate internæ amaritudinem
mœstitudinis contego.
Domna Maria, cur suspiria trahis? Cur mades
lacrimis? Nonne per biennium hic conversabaris,
et numquam ex te gemitus prorupit, numquam
tristior sermo prodiit.
Affatim refecti, affatim sumus ebriati tua largitate
administrante, o bone Stabulari; da licentiam
a cœna surgendi, quo lassum corpus in stratum
componam dulcique quiete recreem.
Ecce triclinium ad inhabitandum nobis aptum;
ecce lectus haud vilibus stramentis compositus.
Sede, ut tibi detraham calciamenta, ne tu ipse fatigeris
discalciando[277].
Tempus ablato capitis velamine quis sim aperire.—O
adoptiva filia, o meæ pars animæ,
Maria, agnoscisne me senem, qui te paterno
amore nutrivi, qui te cœlestis Regis unigenito
desponsavi?
Quam mercedem, nisi resipiscas, pro jejuniorum,
orationum, vigiliarum sudore ultra potes
sperare, cum velut lapsa ab altitudine cœli dimersa
es in profundum inferni?
Quare me despexisti? Quare deseruisti? Quare
eventum tuæ perditionis mihi non indicasti, quo
ego, cum dilecto meo Ephrem, dignam pro te
pœnitentiam agerem?
Nonne tui causa desiderabilem eremi habitationem
reliqui, omnemque[278] regularis observantiam
conversationis pene evacuavi, in tantum ut
ego verus eremicola, factus sum lascivientium conviva,
et qui diu silentio studebam, jocularia verba,
ne agnoscerer, proferebam? Cur demisso vultu
terram inspicis? Cur respondendo mecum verba
miscere dedignaris?
Peccata quidem tua sunt gravia, fateor[279]; sed
superna pietas major est omni creatura. Unde
tristitias rumpe, datumque pœnitendi spatiolum
pigritando noli neglegere, quatinus superabundet
divina gratia ubi superabundavit facinorum abominatio.
Miserere meæ quam pro te subii lassitudinis, et
depone perniciosam desperationem, quam omnibus
commissis non nescimus esse graviorem. Qui
enim peccantibus Deum misereri velle desperat,
inremediabiliter peccat, quia sicut scintilla silicis
pelagus nequit inflammare, ita nostrorum acerbitas
peccaminum divinæ dulcedinem benignitatis
non valet immutare.
Non enim supernæ magnificentiam pietatis nego,
sed proprii enormitatem sceleris considerando, ad
dignæ satisfactionem[280] pœnitentiæ vereor non
sufficere.
O, quem te memorem, quam tibi gratiarum
impendam recompensationem, qui me indignam
miseratione non terrore cogis, sed miti condescensione
ad pœnitentiam hortaris?
Nam induta cilicio continuaque vigiliarum et
jejunii exercitatione macerata, artissimæ legis observatione
corpus tenerum animæ cogit[285] pati
imperium.
Congratulantes laudemus, laudantes glorificemus
unigenitum et venerabilem, dilectum et clementem
Dei filium, qui non vult perire quos sui
sacro redemit sanguine.
[258] Codex et Celtes; quasi, male. Gust. Freytag exemit hunc
scrupulum, quem nos jam antea in nostra Gallica translatione vitavimus;
vid. Théâtre européen, Paris, 1835, in-8o.
Conversio Thaidis meretricis, quam Paphnutius eremita,
æque ut Abraham, sub specie adiens amatoris convertit
et data pœnitentia per quinquennium in angusta
cellula conclusit, donec digna satisfactione Deo reconciliata,
quinta decima peractæ pœnitentiæ die, obdormivit
in Christo.
Licet illa impassibilis majestas affici non possit
injuriis, tamen, ut suum[290] nostræ fragilitatis metaphorice
transferam in Deum, quæ major injuria
dici potest, quam, quod ejus imperio, cujus gubernaculis
major mundus obtemperanter subditur,
solus minor contra luctetur?
Sicut enim major mundus ex quatuor contrariis
elementis, sed ad votum Creatoris secundum
harmonicam moderationem concordantibus perficitur,
ita et homo non solum ab eisdem elementis,
sed etiam ex magis contrariis partibus
coaptatur.
Id scilicet, quod, sicut pressi excellentesque
soni harmonice conjuncti quiddam perficiunt musicum,
ita dissona elementa convenienter concordantia
unum perficiunt mundum.
Prima dicitur diatessaron, quasi ex quatuor, et
possidet proportionem epitritam sive sesquitertiam;
secunda diapente, quæ constat ex[299] quinque
et est in ratione hemiolii sive sesquialteri;
tertia diapason[300]; hæc fit in duplo, perficiturque
sonitibus octo.
Multifariam exponunt. Alii autumant non audiri
posse propter assiduitatem; alii propter
aëris spissitudinem. Quidam autem ferunt, quod
[300]
tanti enormitas sonitus artos aurium nequeat intrare
meatus. Sunt etiam qui dicunt, quod
sphæra tam jucundum, tam dulcem efferat sonum,
ut si audiretur omnes in commune homines
semet ipsis neglectis omnibusque postpositis studiis
ducentem sonum ab oriente sequerentur in
occidentem.
Non solum, ut dixi, in compagine corporis et
animæ, necnon in emissione nunc gravis, nunc
claræ vocis, sed etiam in pulsibus[301] venarum
atque in quorumdam mensura membrorum,
sicut in articulis digitorum, in quibus easdem
proportiones mensurando repperimus, quas in
symphoniis præmisimus, quia musica dicitur convenientia
non solum vocum, sed etiam aliarum
dissimilium rerum.
Si præsciremus[302] quod hujusmodi nodus quæstionis
tam difficilis ad solvendum esset insciis,
maluissemus minorem mundum nescire, quam
tantum difficultatis subire.
Tenuem scientiæ guttulam, quam de plenis
sciorum pateris[304] effluentem, non ad colligendum
residens, sed casu præteriens, repertam
elambi, vobiscum communicare studui.
Nec solum nugaces vilitatem suæ familiaris rei
dissipant illam colendo, sed etiam præpotentes
viri pretiosæ varietatem supellectilis pessum dant,
non absque sui damno hanc ditando.
Et quis posthæc locus pestiferæ delectationi in
meo corde potest relinqui, ubi solum intestini
mœroris amaritudo consciique reatus nova dominatur
formido?
O, si crederes, o, si sperares me sordidulam,
millies millenis sordium oblitam offuscationibus,
ullatenus posse expiari, seu ullo compunctionis
modo veniam promereri!...
Non ob id sollicitor, ut vel mihi servare, vel
amicis vellem dare; sed nec egenis conor dispensare,
quia non arbitror pretium piaculi[314] aptum
esse ad opus beneficii.
Papæ! Quid hoc monstri est, quod nostri deliciæ[318]
Thais, quæ divitiis affluere[319] semper laboravit,
quæ mentem a lascivia numquam retraxit
et se voluptati penitus dedit, tanta auri gemmarumque
insignia absque retractatione perdidit, et
nos sui amasiones dedignando sprevit subitoque
non comparuit?
Quia enim ægritudo animarum, æque ut corporum,
contrariis[325] curanda est medelis, consequens
est, ut hæc a solita sæcularium[326] inquietudine
sequestrata sola in angusta retrudatur cellula, quo
liberius possit discutere sui crimina.
Nullus introitus, nullus relinquatur aditus, sed
solummodo exigua fenestra, per quam modicum
possit victum accipere, quem statutis diebus et
horis illi debebis[328] parce præbitum ire.
Quod jubet tua paternitas non recusat subitum
ire mea vilitas; sed quædam inopportunitas inest
huic habitationi difficilis ad sufferendum meæ
fragilitati.
Quid inopportunius[329], quidve poterit esse incommodius,
quam quod in uno eodemque loco
diversa corporis necessaria supplere debebo? Nec
dubium, quin ocius fiat inhabitabilis[330] præ nimietate
fœtoris.
Non recuso, non nego me sordidam non injuria
fœdo sordidoque habitatum ire in tugurio;
sed hoc dolet[331] vehementius, quod nullus est relictus
locus, in quo apte et caste possim tremendæ
nomen Majestatis invocare.
Et a quo veniam sperare, cujusve salvari possum
miseratione, si ipsum prohibeor invocare, cui soli
deliqui, et cui uni devotio orationum debet offerri[332]?
Tempus est optatas solitudinis repetam latebras[334],
et caros visitem discipulos. Tuæ igitur
sollicitudini, tuæ pietati, venerabilis abbatissa,
hanc captivam committo, ut et corpus delicatum
mediocriter foveas necessariis, et animam sufficienter
reficias saluberrimis monitis.
Ecce, tres mensurni pœnitentiæ Thaidis transiere,
et ego ignoro utrumne Deo acceptabilis sit
ejus compunctio. Surgam, et vadam ad fratrem
meum Antonium, quo mihi manifestetur per ejus
interventum.
Ante hoc triennium morabatur secus nos quædam
meretrix nomine Thais, quæ non solum sese
perditioni dedit, sed etiam perplures secum ad
interitum trahere consuevit.
Decet tui sanctitatem; et ego quidem, licet supra
modum gaudeam[338] de conversione, si[339] levi
tamen conturbor sollicitudine, eo quod vereor ejus
teneritudinem ægre ferre diutinum laborem.
Unde tuam dilectionem efflagito, ut tu tuique
discipuli mecum in orationibus concordando velitis
persistere, quoadusque cœlitus demonstretur,
utrumne benignitas divinæ miserationis ad indulgentiam
mollita sit pœnitentis lacrimis.
Videbam in visione lectulum candidulis palliolis
in cœlo magnifice stratum, cui quatuor splendidulæ[340]
virgines præerant, et quasi custodiendo
[360]
astabant; at ubi jucunditatem miræ claritatis aspiciebam,
intra me dicebam: hæc gloria nemini
magis congruit, quam patri et domino meo Antonio.
Si tamen quid fecerim vis scire, numerositatem
meorum scelerum intra conscientiam, quasi in
fasciculum collegi et pertractando mente semper
inspexi, quo, sicut naribus numquam[344] molestia
fœtoris, ita formido gehennæ non abesset visibus
cordis.
Esto stabilis in Dei timore, et permane in ejus
dilectione; post quindecim namque dies hominem
[366]
exues[345], et tandem felici cursu peracto, superna
favente gratia, transmigrabis ad astra.
Unde laudet illum cœli concentus, omnisque
terræ surculus, nec non universæ animalis species,
atque confusæ aquarum gurgites, qui non solum
peccantes patitur, sed etiam pœnitentibus præmia
gratis largitur.
Qui factus a nullo vere es sine materia forma[347],
cujus simplex esse hominem, qui non est id quod
est, ex hoc et hoc fecit consistere, da diversas
partes hujus solvendæ[348] hominis prospere repetere
principium sui originis, quo et anima cœlitus
[370]
indita cœlestibus gaudiis intermisceatur, et corpus
in molli gremio terræ suæ materiæ pacifice foveatur,
quoadusque pulverea favilla coeunte et vivaci
flatu redivivos artus iterum intrante, hæc eadem
Thaïs resurgat perfecta, ut fuit, homo, inter candidulas
oves collocanda et in gaudium æternitatis
inducenda; tu, qui solus es[349] id quod es, in unitate
Trinitatis regnas et gloriaris per infinita sæcula
sæculorum[350].
[289] In hac inscriptione, quam manu sua Celtes superaddidit,
Pafnuntius legitur. Codex Pafnutium semper exhibet. Celtes aliquoties
in sua editione scribit Paffnuncium.
Passio sanctarum virginum Fidei, Spei et Caritatis,
quas, earumdem veneranda genitrice Sapientia præsente
et maternis admonitionibus ad tolerandas passiones hortante,
Hadrianus[351] imperator diversis suppliciis interfecit;
quarum etiam corpora martyrio consummata[352]
sancta mater Sapientia collegit, et aromatibus condita
quinto ab urbe Roma milliario honorifice sepelivit. Ipsa
quoque quadragesima die juxta earum sepulchra finita
oratione sacra spiritum præmisit cœlo.
Tuum igitur esse, o imperator Hadriane, prosperis
ad vota successionibus pollere tuique statum
imperii feliciter absque perturbatione exoptans
vigere, quicquid rempublicam confundere, quicquid
[378]
tranquillum mentis reor vulnerare posse,
quantocius divelli penitusque cupio labefactari.
O imperator, si ætatem inquiris parvularum, Caritas
imminutum pariter parem mensurnorum[364]
complevit numerum; Spes autem æque imminutum,
sed pariter imparem; Fides vero superfluum
impariter parem.
Et cur octonarius numerus, qui duabus constat
Olympiadibus, et denarius, qui duobus lustris
perficitur, imminutus dicitur? Vel quare duodenarius,
qui tribus Olympiadibus impletur, superfluus
esse asseritur?
Omnis namque numerus imminutus dicitur,
cujus partes conjunctæ minorem illo numero,
cujus partes sunt, summæ quantitatem reddunt,
[394]
ut VIII. Est autem octonarii medietas IV, pars
quarta II, pars octava I, quæ in unum redactæ
VII reddunt. Similiter denarius habet dimidiam
partem V, quintam autem II, decimam
vero I, quæ simul copulatæ VIII colligunt. E
contrario autem superfluus dicitur, cujus partes
augendo crescunt, ut XII. Est enim duodenarii
medietas VI, pars tertia IV, pars quarta III, pars
sexta II, pars duodecima I; hic cumulus redundat
in sedecim. Ut autem principalem non præteream,
qui inter inæquales intemperantias medii
temperamentum limitis sortitus est, ille numerus
perfectus dicitur, qui suis æquus[365] partibus nec
augetur, nec minuitur[366], ut VI, cujus partes,
id est III, II, I, eumdem senarium restituunt. Simili
quoque ratione XXVIII, CCCCXCVI, VIII millia
CXXVIII perfecti dicuntur.
Qui potest in duo æqualia dividi, ejusque pars
in duo æqualia, partisque pars in duo æqualia ac
deinceps per ordinem, donec in[367] insecabilem
[396]
incurrat unitatem, ut VIII et XVI omnesque, qui
ab his in duplo fiunt.
Qui in partes æquales recipit sectionem, ejusque
partes mox indivisibiles permanebunt, ut X
et omnes, qui ab imparibus in duplo fiunt. Hic
namque numerus superiori est contrarius, quia in
illo[368] minor terminus divisione est solutus; in
isto autem solus major terminus divisioni est
aptus; in illo quoque omnes ejus partes nomine
et quantitate sunt pariter pares; in isto autem, si
denominatio fuerit par, quantitas[369] impar, si
quantitas par, denominatio impar.
Quando quantilibet numeri digestim disponuntur,
primus minor terminus et postremus major
dicitur; quando autem divisionem faciendo
quota pars sit numeri dicimus, denominationem
facimus; cum autem, quot in unaquaque parte
[398]
unitates[370] sint enumeramus, quantitatem exponimus.
Qui non solum unam recipit sectionem, sicut
pariter par, sed etiam et secundam, aliquoties autem
et tertiam vel plures, sed tamen usque ad indivisibilem
non perveniet unitatem.
In hoc laudanda est supereminens Factoris sapientia,
et mira mundi artificis scientia, qui non
solum in principio mundum creans ex nihilo, omnia
in numero et mensura et pondere posuit, sed
etiam in succedentium serie temporum et in ætatibus
hominum, miram dedit inveniri posse scientiam
artium.
Ad hoc vos materno lacte affluenter alui, ad
hoc delicate nutrivi, ut vos cœlesti non terreno
sponso traderem, quo vestri causa socrus æterni
regis dici meruissem.
O filia, filia, non confundor, non contristor, sed
vale dico tibi exultando, et osculor os oculosque
præ gaudio lacrimando orans, ut sub ictu percussoris
inviolatum serves mysterium tui nominis.
O mater, mater! quam efficaces, quam exaudibiles
experior esse tui preces! Ecce, te orante
anheli tortores levatis dextris librant ictum, et ego
nullum doloris sentio tactum.
Nunc quidem gaudeo, sed tunc tandem perfecte
exultans gaudebo, quando tui sororculam pari
conditione extinctam cœlo præmisero, et ego subsequar
postrema.
O Caritas, soboles inclita, spes uteri mei unica,
ne contristes matrem bonam tui certaminis consummationem
expectantem; sed sperne præsens
utile, quo pervenias ad gaudium interminabile,
quo tui germanæ fulgent coronis illibatæ virginitatis.
Caritas, saturatus conviciis tui sororum, nimiumque
exacerbatus sum prolixa ratione[384] earum.
Unde diu tecum non contendo, sed vel obtemperantem
mei votis ditabo omnibus bonis, vel
contra luctantem afficiam malis.
Quia mentiri nolo. Ego quidem et sorores meæ
eisdem parentibus genitæ, hisdem sacramentis
imbutæ sumus, una eademque fidei constantia
roboratæ. Quapropter scito nostrum velle, nostrum
consentire, nostrum sapere, unum idemque
esse, nec me in ullo umquam illis dissidere.
Sævitiæ quidem tuæ satisfaciendo parebit, sed
me minime nocebit, quia nec verbera mei corpusculum
lacerare, nec flammæ comam vel vestes
poterunt obfuscare.
Illa lasciva, quam mihi cruciandam tradidisti,
puellula me præsente flagellabatur, sed ne tenuis
quidem cutis summotenus disrumpebatur. Deinde
projeci illam in fornacem, igneum colorem præ
nimio ardore exprimentem.
Ludens inter flammivomos vapores vagabatur,
et illa laudes Deo suo pangebat; illi etiam, qui
diligenter inspexere, ferebant tres candidulos viros
cum illa deambulasse.
Flosculos uteri mei tibi, terra, servandos committo,
quos tu materiali sinu foveto[390], donec in
resurrectione majori reviridescant gloria. Et tu,
[444]
Christe, animas interim imple splendoribus, dans
pacificam requiem ossibus.
Ut libet.—Adonaï Emmanuel, quem retro
tempora divinitas edidit Omniparentis, et in tempore
virginitas[391] genuit matris, qui ex duabus
naturis unus Christus mirifice consistis, nec diversitate
naturarum unitatem personæ dividens,
nec unitate personæ diversitatem naturarum confundens,
tibi jubilet jucunda serenitas angelorum
dulcisque harmonia siderum, te quoque collaudet
totius scibilis rei scientia, omneque quod
ex elementorum formatur materia, quia tu, qui
solus cum Patre et Spiritu Sancto es forma sine
materia[392], ex Patris voluntate et Spiritus Sancti
cooperatione non respuisti fieri homo passibilis
humanitate, salva divinitatis impassibilitate; et
ut nullus in te credentium periret, sed omnis
fidelis æternaliter viveret, mortem nostram non
dedignatus es gustare tuaque resurrectione consumere.
Te etiam perfectum Deum hominemque
verum recolo promisisse omnibus, qui, pro tui
nominis veneratione, vel terrenæ usum possessionis
relinquerent, vel carnalium affectum propinquorum
[448]
postponerent, centenæ vicissitudine
mercedis recompensari, et æternæ bravio[393] vitæ
debere donari; hujus spe animata promissi feci
quod jussisti, sponte omittens[394] soboles quas
peperi. Unde, tu pie, promissa solvere ne moreris,
sed fac me quantocius absolutam corporeis
vinculis ex receptione filiarum lætificari, quas pro
te mactandas obtulisse non distuli, quo te illis
agnum Virginis sequentibus et novum canticum
modulantibus, ego jucunder audiendo, illarumque
lætificer gloria, et quamvis non possim canticum
virginitatis dicere, te tamen cum illis merear
æternaliter laudare, qui non ipse qui Pater,
sed idem es quod Pater, cum quo et Spiritu
Sancto unus dominus universitatis, unusque rex
summæ et mediæ atque imæ rationis regnas et dominaris
per interminabilia immortalis ævi sæcula.
[362] Codex: advenires et adires. Advenires est mendum librariorum,
qui hoc vitio semel in textum invecto, aurium judicio freti
scripserunt adires, ut clausulæ sententiarum inter se consonarent.
Advenires correxit Celtes, neglecto adires, cui tamen adhibenda
erat eadem medicina.
ICI COMMENCE LE LIVRE DES ŒUVRES DRAMATIQUES DE HROTSVITHA,
VIERGE ET RELIGIEUSE ALLEMANDE, NÉE DE RACE SAXONNE.
J’ai puisé toute la matière du présent livre, comme
celle du livre qui précède(1), dans divers anciens ouvrages,
dont les auteurs sont bien authentiques. J’excepte
seulement la passion de saint Pélage, que j’ai
racontée plus haut en vers. Les détails de ce martyre
m’ont été rapportés par un habitant de la ville même
où l’événement a eu lieu. Cet étranger véridique m’a
assuré avoir vu Pélage, le plus beau des hommes, et
avoir été témoin du dénouement de cette histoire. Si
donc il se glisse dans les compositions suivantes des
choses qui ne soient pas tout à fait conformes à la
vérité, ce n’est pas de moi que viendra le mensonge;
je n’aurai fait qu’imiter, à mon insu, des modèles
trompeurs(2).
Il y a beaucoup de catholiques (et nous ne saurions
nous laver entièrement nous-même de ce reproche)
qui, séduits par l’élégante politesse du langage, préfèrent
la vanité des livres des gentils à l’utilité des
Saintes Écritures. Il y a encore d’autres personnes,
qui bien qu’attachées aux lettres sacrées et pleines de
mépris pour les autres productions païennes, ne laissent
pas cependant de lire assez souvent les fictions de
Térence, et gagnées par les charmes de la diction, salissent
leur esprit de la connaissance d’actions criminelles.
C’est pour ce motif que moi, la voix forte de
Gandersheim(4), je ne crains pas d’imiter dans mes
écrits un poëte que tant d’autres se permettent de lire,
afin de célébrer, dans la mesure de mon faible génie,
la louable chasteté des vierges chrétiennes, en employant
la même forme de composition qui a servi
aux anciens pour peindre les honteux déportements des
femmes impudiques. Une chose, cependant, me rend
confuse et me fait souvent monter la rougeur au front,
c’est qu’il m’a fallu par la nature de cet ouvrage, appliquer
mon esprit et ma plume à peindre le déplorable
délire des âmes livrées aux amours défendues et
la décevante douceur des entretiens passionnés, toutes
choses auxquelles il ne nous est même pas permis de
[7]
prêter l’oreille. Cependant si je m’étais interdit par
pudeur, de traiter ces sujets, je n’aurais pu accomplir
mon dessein, qui est de retracer, selon mon pouvoir,
la gloire des âmes innocentes. En effet, plus les douces
paroles des amants sont propres à séduire, plus grande
est la gloire du secours divin et plus éclatant est le
mérite de ceux qui triomphent, surtout lorsqu’on verra
la fragilité de la femme victorieuse et la force de
l’homme domptée et couverte de confusion. Je ne
doute pas que quelques personnes ne m’objectent que
mon imparfait ouvrage, bien loin d’avoir les beautés
et la grandeur de celui que je me suis proposé pour
modèle, en diffère même de tous points. Soit, je souscris
à ce jugement, et je déclare qu’on ne peut avec
justice m’accuser de vouloir me mettre induement au
niveau de ceux qui, par la sublimité de leur talent,
sont si fort au-dessus de ma faiblesse. Non, je n’ai pas
un assez fol orgueil, pour oser me comparer même
aux derniers écoliers des auteurs anciens. Je tâche
seulement (quoique mes forces n’égalent point mon
désir) d’employer avec un humble dévouement, à la
gloire de celui qui me l’a donnée, la faible dose de
génie que m’a départie sa grâce. Je ne suis point en
effet assez infatuée de moi-même, pour que, dans le
désir d’éviter le blâme, je m’abstienne de prêcher, partout
où il me sera donné de le faire, la vertu du
Christ, qui ne cesse d’opérer dans les Saints. Si ce
pieux dévouement plaît à quelques-uns, je m’en réjouirai;
[9]
et s’il ne plaît à personne, soit en raison de
mon peu de mérite, soit à cause des vices de mon style
grossier, je me féliciterai pourtant encore de ce que
j’aurai fait; car tandis que dans les autres productions
de mon ignorance j’ai mis en vers des légendes héroïques(5),
ici, en me jouant dans une suite de scènes
dramatiques, j’évite, avec une prudente retenue, les
pernicieuses voluptés des gentils.
ÉPITRE DE LA MÊME A CERTAINS SAVANTS PROTECTEURS DE CE LIVRE.
A vous, hommes pleins de savoir et de vertu, qui
ne portez point envie aux succès des autres et qui les
félicitez, au contraire, comme il convient à de vrais
sages, Hrotsvitha, pauvre ignorante et humble pécheresse,
offre des vœux de santé pour le présent et de
joie pour l’éternité. Je ne puis, en effet, assez admirer
la grandeur de votre louable humilité ni rendre un
assez digne et assez magnifique hommage à votre bienveillance
et à votre affection pour moi, quand je songe
que, nourris dans les profondes études de la philosophie
et pourvus, aussi excellemment que vous l’êtes, de
toute la perfection du savoir, vous avez jugé digne
de votre approbation l’humble ouvrage d’une simple
[11]
et modeste femme. D’ailleurs, en me congratulant
avec une bonté fraternelle, c’est le dispensateur de la
grâce qui opère en moi, que vous avez loué, persuadés
que ce peu de connaissance des arts que je possède
est d’une portée bien supérieure à mon faible génie
féminin. Aussi, jusqu’à ce jour, avais-je osé à
peine montrer à un petit nombre de personnes et seulement
à mes plus intimes, la rusticité de mes chétives
productions, d’où il est arrivé que je cessai presque de
rien composer en ce genre, parce que, comme il y avait
peu de gens aux regards desquels je crusse devoir soumettre
mes ouvrages, il n’y en avait guère non plus
qui m’indiquassent ce qu’il y avait en eux à corriger,
ou qui m’engageassent à oser en entreprendre d’autres
du même genre. Mais à présent (puisqu’il est reconnu
que dans le témoignage de trois personnes réside la
vérité) rassurée par votre suffrage, je me sens assez de
confiance pour m’appliquer à écrire, si Dieu m’en
donne le pouvoir, et pour ne plus craindre de subir
l’examen de savants quels qu’ils soient. Cependant je
suis tiraillée par deux sentiments contraires, la joie et
la crainte. D’une part, je me réjouis du fond de l’âme
de voir louer en moi Dieu dont la grâce seule m’a faite
ce que je suis; d’une autre part, je crains qu’on ne me
croie plus grande que je ne suis; car je sais qu’il est
également blâmable soit de nier les dons gratuits du
ciel, soit de feindre qu’on les a reçus, quand cela n’est
point. Ainsi je ne nie pas qu’aidée de la grâce du Créateur,
je n’aie acquis quelque connaissance des arts,
par une puissance qu’il m’a prêtée, car je suis une
créature capable d’instruction; mais je confesse que je
ne saurais rien, livrée à mes seules forces(6). Je reconnais
[13]
aussi que Dieu m’a donné un esprit clairvoyant,
mais inculte dès que viennent à lui manquer
les soins des maîtres, et plongé alors dans la torpeur
et l’abandon de sa paresse naturelle. Aussi pour
que ma négligence n’anéantisse pas en moi les dons
de Dieu, toutes les fois que par hasard j’ai pu recueillir
quelques fils ou quelques légers débris arrachés
du vieux manteau de la philosophie, j’ai eu
grand soin de les insérer dans le tissu du livre qui nous
occupe. J’espérais ainsi que la bassesse de mon ignorance
serait un peu relevée par le mélange d’une matière
plus noble, et que le suprême dispensateur du
génie serait loué en moi avec d’autant plus de raison,
que l’intelligence de mon sexe passe pour être moins
active. Telle est l’intention que j’ai eue en écrivant et
la seule cause des sueurs et des fatigues que je me suis
imposées. Je ne me vante pas faussement de savoir ce
que j’ignore; au contraire, je sais seulement, quant à
moi, que je ne sais rien. Ainsi donc, puisque touchée
par votre bienveillance et par le désir que vous m’avez
témoigné, je viens, inclinée comme un roseau, présenter
à votre examen ce livre que j’avais composé dans
cette intention, mais que jusqu’ici, à cause de son peu
de mérite, j’avais mieux aimé cacher que mettre en
lumière; il convient que vous l’examiniez, et le corrigiez
avec autant de soin et d’attention que vous le
feriez pour un de vos propres ouvrages. Et quand vous
serez enfin parvenus à le ramener à la règle du bon
goût, renvoyez-le moi, afin qu’avertie par vos leçons
je puisse reconnaître quelles sont les principales fautes
que j’ai commises.
Conversion de Gallicanus, prince de la milice, qui, sur
le point d’aller faire la guerre aux Scythes, obtient d’être
fiancé à Constance, vierge consacrée à Dieu et fille de
l’empereur Constantin. Au plus fort de la mêlée, Gallicanus,
près de succomber, se convertit par le conseil de
Jean et Paul, primiciers(7) de Constance. Il reçoit le baptême
et se voue au célibat.—Quelques années plus tard,
Gallicanus, exilé par Julien l’Apostat, reçoit la couronne
du martyre. Cependant Paul et Jean, mis à mort en secret
par ordre du même prince, sont inhumés clandestinement
dans leur maison; mais peu après, le fils de l’exécuteur,
dont le démon s’est emparé, ayant proclamé le meurtre
commis par son père et confessé le mérite des martyrs,
est délivré de la possession et reçoit le baptême ainsi
que son père(8).
Je suis fatigué, Gallicanus, de toutes ces lenteurs;
vous tardez trop à attaquer les Scythes, ce peuple qui,
vous le savez, refuse seul la paix de Rome et résiste
témérairement à notre puissance. Vous n’ignorez pas
[21]
cependant qu’en considération de votre valeur, je
vous ai réservé le commandement de l’armée chargée
de la défense de la patrie.
Auguste empereur, dévoué fermement et sans réserve
à votre personne, j’ai fait de constants efforts
pour que ma conduite répondît par des effets aux vœux
de votre excellence auguste. Je n’ai jamais cherché à
me soustraire à mes devoirs.
Est-il besoin de me le rappeler? Tous vos services
sont présents à ma mémoire. Aussi ai-je employé plutôt
les exhortations que les reproches pour vous presser
d’agir suivant mes vues.
Veuillez donc, de grâce, m’assurer, dès aujourd’hui,
le prix des dangers que je vais courir, afin que
tout entier à mon ardeur guerrière, je ne sois point
abattu par la sueur du combat, et trouve de nouvelles
forces dans l’espoir de cette récompense.
Je ne vous ai jamais refusé, jamais je ne vous refuserai
le prix que le sénat tout entier regarde comme
le plus désirable et le plus glorieux, l’admission dans
mon intimité et les premières charges du palais.
Gallicanus, ce général(11) qu’une suite de triomphes
a élevé au premier rang parmi les seigneurs de
ma cour, et dont l’aide nous est si souvent nécessaire
pour la défense de la patrie....
Cette résolution est convenable; mais je me vois
par là jeté dans une extrême perplexité. Car si, comme
le veut mon devoir de père, je vous permets d’exécuter
votre dessein, la république n’en souffrira pas médiocrement;
et si, au contraire, ce qu’à Dieu ne plaise!
je mets obstacle à vos projets, je m’expose à souffrir
les peines éternelles.
Feignez d’être disposé à satisfaire les vœux de Gallicanus,
aussitôt après l’heureuse issue de la guerre; et,
pour lui faire croire que ma volonté s’accorde avec la
vôtre, persuadez-le de laisser auprès de moi, pendant
son absence, ses deux filles Attica et Artémia, comme
gage de l’amour qui nous doit unir; de son côté, qu’il
se fasse accompagner de Paul et Jean, mes primiciers.
Elle désire aussi qu’à votre tour vous permettiez à
vos deux filles d’habiter, pendant le même temps, auprès
d’elle, pour qu’elle apprenne dans leur société à
faire tout ce qui peut vous être agréable.
O Constance, notre maîtresse! Voici que se présentent
les illustres filles de Gallicanus qui, par l’éclat
de leur beauté, de leur sagesse et de leur vertu, sont
tout à fait dignes de votre intimité.
Bien. (On les introduit avec honneur(12).)—O Christ! Amant
de la virginité, toi qui souffles la chasteté dans nos
cœurs, et qui, exauçant les prières de ta sainte martyre
Agnès, m’as préservée à la fois de la lèpre du
corps et des erreurs païennes; toi qui m’as montré
pour exemple le lit virginal de ta mère, où tu t’es
manifesté vraiment Dieu; toi qui, avant le commencement
des choses, naquis de Dieu le père, et qui,
[45]
dans le temps, es né du sein d’une mère, homme véritable;
je t’en supplie, vraie sagesse, co-éternelle à
celle du Père, qui créas, maintiens et gouvernes l’univers;
fais que Gallicanus, qui veut éteindre, en se
l’appropriant, l’amour que je te porte, renonce à son
injuste dessein et soit attiré vers toi; daigne aussi
prendre ses filles pour épouses, et fais pénétrer goutte
à goutte dans leurs pensées la douceur infinie de ton
amour, en sorte qu’abhorrant tous liens charnels, elles
méritent d’être admises dans la société des vierges qui
te sont consacrées.
Nous venons avec joie vous offrir nos hommages,
madame; nous nous mettons, avec un entier dévouement,
à votre discrétion, seulement pour jouir de la
plénitude de vos grâces.
Le Seigneur seul, qui est aux cieux, doit être servi
par nous avec un dévouement d’esclave. L’amour
et la fidélité que nous lui devons exigent qu’unies de
cœur avec lui, nous conservions la parfaite intégrité
de notre corps, pour mériter d’entrer dans le palais de
la céleste patrie, avec la palme des vierges.
Nous n’opposons aucune résistance; au contraire,
nous nous efforcerons d’obéir à tous vos préceptes, surtout
en ce qui touche la connaissance de la vérité et
la résolution de conserver notre pureté virginale.
Cette réponse est convenable et tout à fait digne
de votre vertu(13); aussi ne douté-je pas que par
l’inspiration de la grâce divine, vous ne soyez déjà
parvenues à croire.
Allez sur-le-champ trouver Gallicanus, et, vous
attachant à sa personne, instruisez-le peu à peu du
mystère de notre foi. Peut-être Dieu daignera-t-il se
servir de nous pour le gagner à lui.
Certainement.—Venez, tribuns et centurions, rassemblez
les troupes! Venez vous tous, soldats, sous
mes ordres! Voici Jean et Paul, dont l’absence m’empêchait
de me mettre en route.
Montons d’abord au Capitole, entrons dans les temples,
et apaisons la majesté des dieux par les sacrifices
accoutumés: c’est le moyen d’obtenir pour nos armes
un heureux succès.
Hélas! roi Bradan, la fortune qui nous avait montré
la victoire, se joue de nous. Voyez, nos bras
faiblissent, nos forces s’épuisent; une incroyable faiblesse
de cœur nous force d’abandonner la bataille.
Cessez de craindre; ne tremblez point; donnez-moi
seulement des otages, reconnaissez-vous tributaires
de l’empereur, et vivez heureux sous la paix
romaine.
A peine entré dans Rome, il a porté ses pas vers
l’église de Saint-Pierre, et, prosterné jusqu’à terre, il
a rendu grâce au Tout-Puissant, qui lui a donné la
victoire.
Empereur très-sacré, à mon départ, je le confesse,
[67]
j’entrai dans les temples, comme vous m’en faites le
reproche, et je me présentai aux dieux et aux démons
en suppliant.
Je recommençai les sacrifices criminels; mais aucun
dieu ne vint à mon secours. Au contraire, la fureur
du combat ne fit que s’accroître, et beaucoup des nôtres
périrent.
Je n’en doute point. Alors, suivant les pas de
mon guide, je pénétrai sans crainte au milieu des
rangs ennemis, et je parvins jusqu’à leur roi, nommé
Bradan, qui, saisi tout à coup d’une incroyable terreur,
et se jetant à mes pieds, se rendit avec les siens
et s’engagea à payer un tribut perpétuel au maître du
monde romain.
Je déclarai que ceux qui embrasseraient la religion
chrétienne rentreraient dans leur grade et recevraient
même de nouveaux honneurs; et que ceux qui s’y
[75]
refuseraient n’obtiendraient point leur grâce et seraient
dégradés.
Pour moi, purifié par les eaux du baptême, je me
suis donné si complétement à Dieu, que je renonce
même à votre fille, que j’aimais cependant plus que
toutes choses au monde, afin qu’en m’abstenant du
mariage, je puisse plaire au fils de la Vierge.
Approchez, approchez, que je me jette dans vos
bras! Aujourd’hui, Gallicanus, le moment est venu de
vous révéler ce que, pour un temps, j’ai dû couvrir
d’un voile.
Vivez heureuses, ô vierges saintes! Persévérez dans
la crainte de Dieu, et conservez l’honneur intact de
votre virginité! C’est ainsi que le monarque éternel
vous jugera dignes de ses embrassements.
Je n’y mets ni opposition, ni empêchement, ni
obstacle; au contraire, je cède si volontiers à vos
vœux, que je ne souhaite rien tant que de vous voir
[79]
achever ce que votre volonté a entrepris, ô ma Constance!
vous que j’ai achetée avec tant d’ardeur aux
prix de mon sang.
Que le protecteur de la pureté virginale, que le
fauteur de toutes les bonnes résolutions, que celui
qui vous a fait renoncer à un mauvais dessein, et qui
s’est réservé ma virginité, daigne, pour prix de notre
séparation corporelle, nous réunir un jour dans les
joies de l’éternité.
A présent que le lien de l’amour du Christ nous unit
dans une même communion, il convient qu’on vous
honore comme gendre des Augustes, et que vous partagiez
nos honneurs en venant habiter avec nous dans
le palais.
Aujourd’hui, grâce à Jésus-Christ et à mes soins,
vous avez une armée quadruple. Permettez donc que
je serve à présent sous le drapeau de l’Empereur,
par la protection duquel j’ai vaincu, et à qui je dois
tout ce que j’ai eu de succès dans ma vie.
De tout ce que je possède, je fais d’abord une
part de ce qui appartient à mes filles; je m’en réserve
une autre pour le soulagement des pèlerins;
avec le reste, je veux enrichir mes esclaves rendus à la
liberté, et subvenir aux besoins des pauvres(19).
Quant à moi, je brûle de me rendre à Ostie, auprès
du saint homme Hilarianus, et de me faire son
compagnon inséparable, afin de pouvoir passer là le
reste de ma vie à louer Dieu et à soulager les pauvres.
Que l’Être unique, à qui la puissance ne manque
jamais, vous permette d’exécuter heureusement vos
projets et de vivre selon sa volonté! Qu’il vous conduise
à la possession des joies éternelles, celui qui
règne et se glorifie dans l’unité de la Trinité!
SECONDE PARTIE DE GALLICANUS(20), ou LE MARTYRE DE JEAN ET PAUL.
PERSONNAGES.
JULIEN, empereur.
GALLICANUS.
TÉRENTIANUS.
JEAN et PAUL. Les consuls. Soldats romains. Une troupe de chrétiens. Le fils de Térentianus, personnage muet.
Il m’est bien démontré que le malaise de notre
[87]
empire vient de l’extrême liberté dont jouissent les
chrétiens, qui prétendent suivre les lois qu’ils ont
reçues du temps de Constantin.
Soldats! prenez les armes et dépouillez les chrétiens
de ce qu’ils possèdent, en leur objectant la
maxime de Jésus-Christ qui a dit: «Celui qui ne
renoncera pas pour moi à tout ce qu’il possède ne
peut être mon disciple(21).»
Nous allons vous le dire. Nous avions résolu
d’enlever les châteaux forts que Gallicanus possède,
et de les occuper pour vous(23); mais à peine un des
nôtres avait-il posé le pied sur le seuil, qu’il était
frappé tout à coup de lèpre ou de frénésie.
Soldats, ne perdez pas vos peines à me donner
d’inutiles conseils; je ne fais, en comparaison de la vie
éternelle, nul cas de tout ce qui existe sous le soleil.
Je vais donc abandonner ma patrie; et, banni pour le
Christ, je me rendrai à Alexandrie, où j’espère recevoir
la couronne du martyre.
Nous voulons dire que les très-glorieux et très-renommés
empereurs Constantin, Constant et Constance,
dont nous étions les officiers, furent des princes très-chrétiens
et se glorifiaient de servir le Christ.
En offrant leur encens au Créateur, ils rehaussaient
la dignité impériale; ils la béatifiaient par l’éclat de
leur vertu et de leur sainteté, et méritaient que le
succès couronnât tous leurs vœux.
En rien; mais ce que nous allons ajouter vous regarde.
Lorsque ce monde ne fut plus digne de les posséder,
Dieu les plaça dans le chœur des anges, et la
malheureuse république tomba sous votre pouvoir.
Vous avez déserté toute religion et imité les superstitions
de l’idolâtrie. Cette iniquité nous a obligés de
fuir votre présence et la société de vos courtisans.
Quoique vous ayez manqué gravement au respect
qui m’est dû, je veux bien encore pardonner à votre
audace, et désire vous élever au premier rang des dignitaires
du palais.
Je vous accorde un délai de dix jours, pour que
vous ayez le temps de revenir à résipiscence et de
regagner notre faveur impériale. S’il en arrive autrement,
je ferai ce qu’il conviendra pour ne pas vous
servir plus longtemps de jouet.
Ce que vous méditez contre nous, faites-le dès ce
moment, car vous ne nous ramènerez jamais ni à
votre cour, ni à votre service, ni au culte de vos
dieux.
Nous acceptons volontiers le délai que vous nous
donnez; mais c’est pour consacrer toutes nos facultés
[101]
au ciel et nous recommander à Dieu, dans cet intervalle,
par les jeûnes et les prières.
Allez, Térentianus, prenez avec vous quelques soldats,
et forcez Jean et Paul de sacrifier au dieu Jupiter.
S’ils s’obstinent dans leur refus, qu’ils soient mis à
mort, non pas en public, mais aussi secrètement que
vous pourrez, parce qu’ils ont exercé la charge
d’officiers du palais.
Paul, et vous Jean, l’empereur Julien, mon maître,
vous envoie, dans sa clémence, cette statue d’or de
Jupiter, et vous ordonne de lui offrir de l’encens. Si
vous refusez d’obéir, vous subirez la peine capitale.
Puisque Julien est votre maître, vivez en paix avec
lui et jouissez de ses faveurs. Quant à nous, nous
n’avons nul autre maître que Notre Seigneur Jésus-Christ,
pour l’amour duquel nous désirons mourir,
afin de mériter une part des joies éternelles.
Que tardez-vous, soldats? tirez vos épées et tuez
ces rebelles aux dieux et à l’empereur. Quand ils
auront rendu le dernier soupir, inhumez-les secrètement
dans cette maison, et ne laissez aucune trace
du sang versé.
O toi, Christ! qui règnes avec le Père et le Saint-Esprit,
Dieu unique! nous t’invoquons dans ce péril
nous proclamons tes louanges en expirant; daigne, ô
Dieu! recevoir nos âmes, qui pour toi sont chassées
de leur habitation de boue!
Glorieux confesseurs du Christ, Jean et Paul,
suivez l’exemple et le commandement de votre maître,
et priez pour les péchés de vos persécuteurs. Compatissez
aux angoisses d’un père qui craint d’être privé
de son enfant; ayez pitié des souffrances d’un fils
tombé dans la frénésie; faites que tous les deux, purifiés
par les eaux du baptême, nous persévérions dans
la foi de la sainte Trinité.
Séchez vos larmes, Térentianus, et calmez les angoisses
de votre cœur. Voyez, votre fils a recouvré la
santé et la raison par l’intercession des martyrs(25).
Grâces soit rendues au roi de l’éternité qui accorde
tant de gloire à ses soldats, que non-seulement leurs
âmes se réjouissent au ciel, mais qu’au fond du sépulcre
leurs os inanimés opèrent encore les plus éclatants
miracles, en témoignage de leur sainteté, et par
la grâce de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui vit et
règne dans tous les siècles. Amen(26).
Martyre des saintes vierges Agape, Chionie et Irène.
Le gouverneur Dulcitius va trouver furtivement ces
pieuses filles pendant le silence de la nuit, dans une intention
criminelle; mais à peine est-il entré, que, perdant
tout à coup la raison, il saisit, au lieu des vierges,
des marmites et des poêles à frire, et les couvre de baisers,
au point que son visage et ses vêtements en sont
horriblement noircis. Ensuite, par ordre de Dioclétien, il
livre les pieuses vierges au comte Sisinnius, chargé de les
punir. Celui-ci, ayant été à son tour le jouet des plus
étonnantes illusions, fait enfin brûler Agape et Chionie,
et percer Irène à coups de flèches(27).
DIOCLÉTIEN.
AGAPE.
CHIONIE.
IRÈNE.
DULCITIUS, gouverneur de Thessalonique.
SISINNIUS. La femme de Dulcitius. Huissiers du palais impérial. Gardes. Suivantes de la femme de Dulcitius.
L’illustration de votre famille, votre haute naissance,
l’éclat de votre beauté, exigent que vous soyez
unies par les lois de l’hymen aux premiers officiers
de mon palais. Ma puissance ne s’opposera pas à ce
[117]
qu’il en soit ainsi, pourvu que vous consentiez à renier
le Christ et à sacrifier à nos dieux.
Vous pouvez vous épargner de pareils soucis et ne
pas vous fatiguer des apprêts de nos noces, car rien
au monde ne pourra nous forcer à renier un nom
que nous devons confesser, ni à souiller notre pureté
virginale.
Que ceux qui veulent encourir la colère du Très-Haut
se souillent en sacrifiant aux idoles; moi, je ne
déshonorerai pas ma tête, sur laquelle a coulé l’onction
du Roi céleste, en l’abaissant aux pieds de ces
vains simulacres.
Que ces femmes opiniâtres, qui luttent contre nos
édits, soient chargées de chaînes et retenues dans les
horreurs d’un cachot, pour être examinées par le gouverneur
Dulcitius.
Quel est ce monstre affreux et dégoûtant, couvert
de haillons noirs et déchirés? Gourmons-le, et précipitons-le
du haut des degrés; il ne faut pas qu’il pénètre
plus avant.
Malheur, malheur à moi! Qu’est-il arrivé? Ne
suis-je pas paré des vêtements les plus riches(29)?
toute ma personne n’est-elle pas éclatante? Et cependant
tous ceux que j’aborde témoignent à ma vue autant
de dégoût qu’à l’aspect d’un monstre horrible.
Je vais retourner auprès de ma femme; j’apprendrai
d’elle ce qui m’est arrivé. Mais la voici; elle accourt les
cheveux épars, et toute sa maison la suit en larmes.
Hélas! hélas! mon seigneur, à quel mal êtes-vous
en proie? Vous n’avez plus votre raison, Dulcitius.
Vous êtes devenu un objet de risée pour les chrétiens.
J’ordonne qu’on expose en place publique ces filles
impudiques, qu’on leur arrache leurs vêtements et
qu’on les livre nues à tous les regards, afin qu’elles
sachent, à leur tour, quels outrages nous pouvons
leur faire subir.
Nous nous fatiguons en vain; nos efforts sont inutiles:
les vêtements de ces vierges tiennent à leur
[137]
corps autant que leur peau. Et voilà que notre chef,
Dulcitius lui-même, qui nous pressait de les dépouiller,
s’est endormi et ronfle sur son siége, sans
qu’il y ait moyen de le réveiller. Allons trouver l’empereur
et informons-le des choses qui se passent.
Il m’est pénible d’apprendre que le gouverneur Dulcitius
ait été en butte à tant d’insultes, d’outrages et de
cruelles déceptions. Mais pour que ces misérables
femmelettes ne puissent pas se vanter d’insulter impunément
nos dieux et se jouer de ceux qui les adorent,
je chargerai le comte Sisinnius d’être l’exécuteur de
ma vengeance.
Il faut bien, lorsque votre empereur ordonne notre
mort, que vous lui obéissiez, vous qui savez que nous
méprisons ses édits; si même la pitié vous faisait tarder
à lui obéir, il serait juste qu’on vous punît de mort.
Non, Seigneur, non, ce ne serait pas un effet
sans exemple de votre pouvoir que d’ordonner au feu
d’oublier sa violence et de le forcer à vous obéir. Mais
tout ce qui nous retient ici-bas nous est à charge. Nous
vous supplions donc de rompre les liens qui enchaînent
nos âmes, afin que nos corps étant consumés, nous nous
réjouissions avec vous dans les régions célestes.
O prodige nouveau et inexplicable! les âmes de ces
femmes viennent de quitter leurs corps, sans qu’on
puisse apercevoir aucune trace de lésion. Ni leurs
cheveux, ni leurs vêtements n’ont été atteints par le
feu, encore moins leurs corps.
Si tu t’obstines dans tes refus, je ne t’accorderai
pas une mort prompte; mais je la différerai, et chaque
jour je multiplierai et renouvellerai tes supplices.
La volupté attire le châtiment, mais la nécessité
donne la couronne céleste. On n’est déclaré coupable
que pour des fautes auxquelles l’âme a consenti(30).
Quels sont ces hommes qui accourent vers nous?
Combien ils ressemblent aux soldats à qui j’ai livré
Irène! Ce sont eux. (Aux gardes.) Pourquoi revenez-vous
si vite? où courez-vous si hors d’haleine?
Oui, et nous étions occupés à vous obéir, quand deux
jeunes inconnus survinrent et nous assurèrent que
vous les aviez envoyés pour conduire Irène au sommet
de la montagne.
Qu’est-ce? je ne sais que faire; je suis ensorcelé
par les chrétiens. Voyez, je tourne incessamment
autour de cette montagne, et si je parviens à trouver
un sentier, je ne puis ni monter ni revenir sur mes
pas(31).
Nous sommes tous le jouet des enchantements les
plus étranges; la fatigue nous accable. Si vous
laissez vivre plus longtemps cette tête écervelée, vous
causerez votre perte et la nôtre.
Rougis, malheureux Sisinnius, rougis de te voir
honteusement vaincu et de n’avoir pu triompher que
par la force et par les armes, de l’enfance d’une faible
vierge.
C’est pour moi un très-grand sujet de joie, et c’en
doit être un d’affliction pour toi; car, à cause de ta
cruauté, tu seras damné dans le Tartare(32). Moi, au
contraire, j’irai recevoir la palme du martyre, et parée
de la couronne de la virginité, j’entrerai dans la couche
céleste du Roi éternel, à qui appartiennent l’honneur
et la gloire dans tous les siècles.
Résurrection de Drusiana et de Callimaque. Cette jeune
femme étant morte dans le Seigneur, Callimaque, qui
l’avait aimée vivante, désolé de l’avoir perdue et aveuglé
par une passion coupable, l’aima encore dans le tombeau
plus qu’il ne devait. De là sa mort misérable causée par
la morsure d’un serpent; mais, grâce aux prières de
l’apôtre saint Jean, il est ressuscité, ainsi que Drusiana,
et renaît dans le Christ(33).
CALLIMAQUE, jeune habitant d’Éphèse. Les amis de Callimaque.
DRUSIANA.
ANDRONIQUE, mari de Drusiana.
L’apôtre SAINT JEAN.
FORTUNATUS, esclave d’Andronique.
DIEU.
Apprenez-nous quels sont vos chagrins; et, si leur
gravité l’exige, nous y compatirons: sinon, nous
ferons nos efforts pour distraire votre esprit d’une
préoccupation funeste.
Ce sont là des attributs; et les attributs ne s’appliquent
ni à un seul ordre d’objets, ni à tous les individus
d’un même ordre(34). Aussi ne peut-on savoir
par votre réponse l’être particulier que vous aimez.
Ce qu’on dit d’un sujet ne peut s’entendre que
d’un sujet déterminé. Si donc vous voulez que nous
connaissions les attributs, dites-nous d’abord quelle
est la substance.
Écoutez, frère: celle pour laquelle vous brûlez suit
la doctrine de l’apôtre saint Jean; elle s’est vouée tout
entière à Dieu, à tel point que rien, depuis longtemps,
n’a pu la rappeler dans le lit de son époux Andronique,
chrétien zélé. Encore bien moins consentira-t-elle
à satisfaire vos désirs frivoles.
Loin de moi! loin de moi! odieux suborneur! je
rougis d’échanger plus longtemps des paroles avec
vous. Je sens que vous êtes rempli des ruses du démon.
Je n’ai pas voulu jusqu’ici me livrer à la colère,
parce que je pense que peut-être la pudeur vous empêche
d’avouer l’effet que ma tendresse produit sur
vous.
O homme insensé! amant égaré! pourquoi te tromper
toi-même? pourquoi t’abuser par un vain espoir?
Par quelle raison, par quel aveuglement peux-tu
espérer que je cède à tes folles avances, moi qui depuis
longtemps me suis abstenue de partager la couche
de mon légitime époux?
J’en atteste Dieu et les hommes, Drusiana! si tu
ne cèdes pas à mon amour, je n’aurai ni repos ni relâche,
que je ne t’aie enveloppée et prise dans mes
piéges.
Hélas! Seigneur Jésus-Christ! que me sert d’avoir
fait profession de chasteté, puisque ma beauté n’en a
pas moins séduit ce jeune fou? Voyez mon effroi,
Seigneur; voyez de quelle douleur je suis pénétrée.
Je ne sais ce que je dois faire: si je dénonce l’audace
de Callimaque, je causerai des discordes civiles;
si je me tais, je ne pourrai, sans votre secours,
éviter ces embûches diaboliques. Ordonnez plutôt, ô
Christ! que je meure en vous bien vite, afin que je
ne devienne pas une occasion de chute pour ce jeune
voluptueux! (Elle meurt).
Bien que je ne doute pas que son âme, comme vous
l’assurez, ne goûte les joies éternelles, et que son
corps inaccessible à la corruption ne ressuscite un
jour, cependant une chose me pénètre de douleur:
c’est que par ses vœux elle ait, devant moi, invité la
mort à venir la prendre.
Il y a non loin d’ici un tombeau de marbre; nous y
déposerons ses restes. Je chargerai Fortunatus, un de
mes serviteurs, du soin de garder ce monument.
Son corps, je le pense, est encore intact, parce qu’il
n’a pas été flétri par de longues souffrances, et qu’elle
a, vous le savez, été enlevée par une fièvre légère.
Voici le corps. (Écartant le linceul.) Ces traits ne sont pas
ceux d’une morte; ces membres ont toute la fraîcheur
de la vie; faites d’elle selon vos désirs.
O Drusiana! Drusiana! quelle tendresse de cœur je
t’avais vouée! comme je t’aimais sincèrement et du
fond de mes entrailles! Et toi, tu m’as toujours repoussé!
toujours tu as contredit mes vœux! (Il l’enlève hors
de la tombe.) Maintenant il est en mon pouvoir de pousser
contre toi mes violences aussi loin que je voudrai.
Malheur à moi! Fortunatus, pourquoi m’as-tu séduit?
pourquoi m’as-tu conseillé ce crime détestable?
Voici que tu meurs sous la blessure de ce serpent, et
moi j’expire avec toi de terreur.
Hâtons notre marche; peut-être, quand nous serons
arrivés, trouverons-nous, à la vue des faits, l’explication
de ce que vous assurez ne pas bien comprendre.
Au nom du Christ, quel prodige vois-je ici? Le
sépulcre est ouvert, le corps de Drusiana a été jeté
[187]
hors de sa tombe; à côté gisent deux cadavres enlacés
dans les nœuds d’un serpent!
Je devine ce que cela signifie. Durant sa vie, le
jeune Callimaque aima Drusiana d’un amour criminel.
Drusiana en fut contristée; le chagrin qu’elle en
conçut la fit tomber dans la fièvre, et elle invita la
mort à venir la visiter.
Après la mort de celle qu’il aimait, ce jeune insensé,
tourmenté à la fois par l’amour et par le chagrin de
n’avoir pu commettre le crime qu’il méditait, s’abandonna
au désespoir et sentit s’irriter le feu de ses désirs.
Ce qui dans tout ceci m’étonne le plus, c’est que la
voix de Dieu ait plutôt annoncé la résurrection de celui
dont la volonté fut coupable, que celle de l’homme
qui n’a été que son complice; cela vient peut-être de
ce que l’un, entraîné par les séductions de la chair,
a failli sans discernement, tandis que l’autre a péché
par pure méchanceté.
Avec quel scrupule l’Arbitre suprême juge les actions
humaines, et dans quelle juste balance il pèse les
mérites de chacun, c’est ce qu’il est difficile de savoir,
et ce que personne ne peut expliquer; car le mystère
des jugements divins passe de bien loin la sagacité
de l’esprit de l’homme.
Aussi n’avons-nous pas pour les jugements de Dieu
assez d’admiration: nous voyons les événements; mais
la science nous manque pour en discerner les causes.
Mais, faites donc, bienheureux Jean, ce que vous
avez reçu la mission de faire: ressuscitez Callimaque,
pour que nous arrivions au dénoûment de cette mystérieuse
aventure.
Dieu infini et que nul espace ne peut contenir; être
simple et incommensurable, qui seul es ce que tu es;
qui, réunissant deux substances dissemblables, as de
l’une et de l’autre créé l’homme, et qui, désunissant
ces deux principes, sépares ce qui formait un tout;
ordonne que le souffle de vie rentre dans ce corps,
que l’union rompue se rétablisse, et que Callimaque
ressuscite homme parfait comme auparavant, afin
que tu sois glorifié par toutes les créatures, toi qui
peux seul opérer de tels miracles!
Callimaque, au nom du Christ, levez-vous! et quoi
que vous ayez fait, confessez-le; à quelques tentations
coupables que vous ayez succombé, proclamez-les,
pour que la vérité ne nous reste en rien cachée.
Je ne puis nier que je ne sois venu ici dans une intention
criminelle. J’étais consumé par une mélancolie
funeste et je ne pouvais apaiser le feu de mon amour
illicite.
A peine avais-je écarté le suaire et essayé d’odieux
attentats sur le corps inanimé de Drusiana, que ce
Fortunatus, le fauteur et l’instigateur du crime, périt
sous le venin d’un serpent.
Alors m’apparut un jeune homme d’un aspect terrible;
sa main recouvrit respectueusement le corps;
de sa face rayonnante jaillirent des étincelles sur le
tombeau; une d’elles atteignit mon visage, et en même
temps se fit entendre une voix qui dit: «Callimaque,
meurs pour vivre!» Ayant ouï ces mots, j’expirai.
Oh! plût à Dieu que je pusse vous ouvrir les plus
profonds replis de mon cœur! vous y verriez l’amertume
du regret que je souffre, et vous compatiriez à
ma douleur.
J’ai tant de déplaisir de ce que j’ai fait, que je ne
puis éprouver ni le désir ni le bonheur de vivre, à
moins que, renaissant en Jésus-Christ, je ne mérite de
devenir meilleur.
Ne tardez donc pas, ne différez pas à relever mon
[199]
abattement, à adoucir ma tristesse par vos consolations,
afin qu’aidé de vos avis et sous votre direction,
de gentil je devienne chrétien, et que de débauché je
devienne chaste; et qu’entré, sous votre conduite,
dans le chemin de la vérité, je vive selon les préceptes
de la promission divine.
Béni soit le fils unique de Dieu, qui a bien voulu
participer à notre faiblesse, et dont la clémence, ô
mon fils Callimaque, vous a tué et en vous tuant vous
a vivifié! Béni soit celui qui, par ce faux semblant
de trépas, a délivré sa créature de la mort de
l’âme!
O Christ! rédemption du monde, holocauste offert
pour nos péchés! je ne sais par quelles louanges assez
éclatantes te célébrer dignement. J’adore avec crainte
ta bénigne clémence et ta clémente patience, toi qui
tantôt traites les pécheurs avec une bonté de père,
tantôt les châties avec une juste sévérité et les forces à
la pénitence.
Qui aurait osé le croire? qui l’aurait espéré? La
mort surprend ce jeune homme tout occupé de satisfaire
ses désirs coupables; elle l’enlève au moment du
crime, et ta miséricorde, ô Seigneur! daigne le rappeler
à la vie et lui rendre des chances de pardon!
[201]
Béni soit ton saint nom dans tous les siècles, ô toi qui
seul opères de si admirables prodiges!
Et moi donc, bienheureux Jean! ne tardez pas à me
consoler; car la tendresse conjugale que je porte à
Drusiana ne permet à mon âme aucun repos, jusqu’à
ce que je l’aie vue, elle aussi, ressuscitée au plus vite.
O ma Drusiana! grâces soient rendues à celui qui
vous sauve, à celui qui vous fait renaître dans la joie,
vous qui aviez atteint votre dernier jour dans la tristesse.
O mon vénérable père, bienheureux Jean, il est
digne de votre sainteté qu’après avoir ressuscité Callimaque
qui m’aima d’un amour coupable, vous ressuscitiez
aussi l’esclave qui lui a livré mon corps
enseveli.
Apôtre du Christ, ne croyez point qu’il soit digne
de vous de délivrer des liens de la mort ce traître, ce
malfaiteur qui m’a trompé, qui m’a séduit, qui m’a
provoqué à oser cet horrible attentat.
Car le fils unique de Dieu, le premier né de la
Vierge, qui seul est venu au monde innocent, immaculé
et exempt de la tache du péché originel, a trouvé
tous les hommes courbés sous le lourd fardeau du
péché.
Certes, il ne pouvait rencontrer aucun juste, aucun
homme digne de sa miséricorde; cependant il ne méprisa
personne, il n’excepta personne de sa grâce et de
sa charité; mais il s’offrit lui-même pour tous, et donna
sa vie précieuse pour le salut de tous.
Néanmoins, pour ne pas paraître repousser vos
désirs, cet homme ne sera pas ressuscité par moi, mais
par Drusiana, qui a reçu de Dieu le pouvoir de le
faire.
Substance divine, qui seule es vraiment immatérielle
et sans forme! toi qui as créé et modelé l’homme
à ton image(42), et qui as inspiré à ta créature le souffle
de vie, permets que le corps matériel de Fortunatus recouvre
sa chaleur et redevienne une âme vivante, afin
que notre triple résurrection tourne à ta louange, vénérable
Trinité!
Eh bien! si, comme vous l’assurez, Drusiana m’a
ressuscité, et si Callimaque croit au Christ, je rejette
la vie, et fais volontairement choix de la mort; car
j’aime mieux ne pas exister que de sentir continuellement
en eux une telle abondance de grâce et de vertus.
O étonnante envie du démon! ô malice de l’antique
serpent, qui fit goûter la coupe de la mort à nos premiers
pères, et qui ne cesse de gémir sur la gloire des
justes! Ce malheureux Fortunatus, tout rempli d’un
fiel diabolique, ressemble à un mauvais arbre qui
ne produit que des fruits amers. Qu’il soit donc retranché
du collége des justes et rejeté de la société
de ceux qui craignent le Seigneur; qu’il soit précipité
dans le feu de l’éternel supplice, pour y être torturé
sans un seul intervalle de rafraîchissement.
Oui, le superbe est envieux et l’envieux est superbe,
parce qu’un esprit rongé par l’envie, ne pouvant souffrir
d’entendre l’éloge d’autrui et désirant voir déprimer
ceux qui le surpassent en perfection, dédaigne
d’être placé au-dessous des plus dignes et s’efforce orgueilleusement
d’être mis au-dessus de ses égaux.
De là vint que ce misérable se trouva blessé au fond
du cœur, et ne put supporter l’humiliation de se
reconnaître inférieur à ceux dans lesquels il voyait
briller avec plus d’éclat la grâce divine.
Je comprends enfin, maintenant, pourquoi Dieu
n’avait pas compté Fortunatus au nombre de ceux qui
devaient ressusciter; c’est qu’il devait mourir presque
aussitôt.
Il méritait ce double trépas, d’abord pour avoir
outragé une sépulture qui lui était confiée, ensuite
pour avoir poursuivi de sa haine injuste ceux qui
étaient ressuscités.
Retirons-nous et laissons le démon reprendre son
fils. Nous, cependant, pour célébrer dignement la
conversion merveilleuse de Callimaque et cette double
résurrection, passons ce jour dans la joie(43), rendant
grâces à Dieu, ce juge équitable, ce pénétrant
[213]
scrutateur de toutes les consciences, qui seul voit tout,
et, disposant toutes choses comme il convient, distribuera
à chacun, selon qu’il l’en aura reconnu digne,
les récompenses ou les châtiments. A lui seul l’honneur,
la vertu, la force, la victoire! à lui seul la gloire
et le triomphe pendant la durée infinie des siècles!
Amen.
Chute et conversion de Marie, nièce d’Abraham, ermite.
Marie, après avoir vécu vingt années en solitude, se
laisse séduire, rentre dans le siècle, et ne craint pas de
se mêler à une troupe de courtisanes. Au bout de deux
ans, les prières d’Abraham, qui s’était présenté à elle
comme un amant, la rappellent à la vertu. Elle effaça par
des larmes abondantes, par des jeûnes, des veilles et des
prières continuées pendant vingt ans, les souillures de
ses péchés(44).
Éphrem, mon frère et le compagnon de ma solitude,
vous convient-il de vous entretenir avec moi, ou
dois-je attendre que vous ayez fini de louer le Seigneur?
La conversation doit avoir pour unique objet, entre
nous, la louange de celui qui a promis de se trouver au
milieu de ceux qui s’assemblent en son nom.
J’ai une nièce toute jeune, privée de l’appui de son
père et de sa mère. La compassion que m’inspire son
isolement me donne pour elle la plus vive affection, et
j’éprouve à son sujet de continuelles inquiétudes.
Dans mon ermitage; car, à la prière de ses parents,
je l’ai prise chez moi pour l’élever; de plus,
j’ai résolu de distribuer ses richesses aux pauvres.
O ma fille adoptive! ô partie de mon âme! Marie,
cède à mes avis paternels et aux instructions salutaires
de mon compagnon Éphrem; tâche d’imiter par la
chasteté la patronne de la virginité, à qui tu ressembles
déjà par le nom.
Il ne convient pas, ma fille, que vous qui, par le
mystère de votre nom, vous élevez sur l’axe du monde
près de Marie, la mère de Dieu, au milieu des astres
qui ne doivent jamais tomber, vous rampiez, inférieure
[227]
en mérite, parmi les plus infimes créatures de
la terre.
Oui, si vous restez vierge et pure, vous deviendrez
l’égale des anges de Dieu. Entourée de leur phalange,
quand vous aurez déposé votre grossière enveloppe
corporelle, traversant les airs, franchissant les nuages,
[229]
vous parcourrez le cercle du zodiaque et ne vous arrêterez
que dans les bras du fils de la Vierge, sur la
couche radieuse de sa mère.
Qui ne sait pas apprécier ce bonheur vit comme la
brute(48); aussi je méprise les biens terrestres, et je
renonce à moi-même, pour mériter d’être admise à
jouir d’une si grande félicité.
Je lui construirai, auprès de mon ermitage, une
cellule dont l’entrée sera très-étroite, et par la fenêtre
de laquelle je lui apprendrai, dans mes fréquentes visites,
les psaumes et les autres parties de la loi divine.
Éphrem, mon frère, si quelque coup de la bonne ou de
la mauvaise fortune vient à m’atteindre, c’est vous que
je vais trouver le premier, vous seul que je consulte.
Ne repoussez donc pas les plaintes que je profère; mais
assistez-moi dans ma douleur.
Abraham, Abraham, quel chagrin éprouvez-vous?
pourquoi cette tristesse qui passe toutes les bornes? Un
solitaire doit-il être agité des mêmes troubles que les
séculiers?
Il s’est servi de la passion perverse d’un imposteur
qui, lui rendant souvent d’hypocrites visites sous un
habit de moine(49), a enfin amené le cœur rétif de
cette jeune fille à partager son amour; elle en est venue
à s’échapper par la fenêtre pour commettre le crime.
Mais lorsque l’infortunée se sentit perdue, elle se
frappa la poitrine, se meurtrit le visage, déchira ses
vêtements, s’arracha les cheveux et jeta des cris lamentables.
Il me semblait que j’étais devant la porte de ma cellule,
lorsqu’un dragon énorme et qui répandait l’odeur
la plus fétide, s’abattit avec impétuosité sur une jeune
et blanche colombe qui se trouvait auprès de moi, la
saisit, la dévora et disparut aussitôt.
A mon réveil, réfléchissant à ce que j’avais vu, je
craignis que l’Église ne fût menacée d’une persécution
qui fît tomber quelques fidèles dans l’erreur.
Enfin, la troisième nuit, lorsque je reposais dans
le sommeil mes membres fatigués, je crus voir le même
dragon rouler mort à mes pieds et la colombe reparaître
à mes yeux sans la moindre blessure.
A mon réveil, en me rappelant ce songe, je me
consolais du malheur que me présageait le premier.
Je me recueillis alors pour penser à ma pupille. Je me
souvins aussi, non sans tristesse, que depuis deux
jours je ne l’entendais plus chanter, selon sa coutume,
les louanges du Seigneur.
Cette idée ne me vint pas encore; je lui demandai
la cause de sa négligence à remplir ses devoirs pieux;
mais je ne reçus pas le plus faible murmure pour
réponse.
Enfin arrivèrent des gens qui, sachant la vérité,
me dirent ce que je vous ai raconté et m’apprirent
qu’elle s’était faite la servante des vaines passions du
siècle.
Je changerai d’habits et j’irai la trouver sous l’extérieur
d’un amant; j’essaierai si mes exhortations
peuvent la faire rentrer, après ce triste naufrage,
dans le port de son premier repos.
Ce sera user d’un sage et louable discernement, que
de relâcher pour quelques moments le frein étroit de la
discipline, afin de regagner une âme à Jésus-Christ.
Celui qui connaît les replis des cœurs sait l’intention
[245]
qui dirige chacune de nos actions; dans son examen
équitable, il ne regarde point comme coupable de
prévarication celui qui, s’affranchissant pour un moment
de la rigueur d’une stricte observance, ne dédaigne
point de s’assimiler aux créatures les plus faibles,
afin de ramener plus sûrement une âme égarée.
J’ai tardé ainsi, parce que je ne voulais pas prolonger
votre inquiétude par des renseignements incertains;
mais aussitôt que j’ai eu découvert la vérité, j’ai
hâté mon retour.
Elle a choisi pour demeure la maison d’un homme
qui fait un métier honteux; cet homme a pour elle
beaucoup de soins et d’attachement, et ce n’est pas
sans raison, car chaque jour il reçoit de grosses sommes
des amants de Marie.
Acceptez ce petit présent que je vous offre, et faites
en sorte que cette très-belle fille qui, je le sais, demeure
chez vous, vienne prendre place à notre table.
De quelle constance, de quelle fermeté d’esprit ne
dois-je pas m’armer, quand je vois celle que j’ai nourrie
dans la solitude de mon ermitage, chargée des
parures d’une courtisane? Mais il n’est pas temps que
mon visage révèle ce qui se passe dans mon âme. Je
retiens avec un mâle courage mes larmes prêtes à s’échapper,
et je couvre sous une feinte gaieté la profonde
amertume de ma douleur.
Heureuse Marie, réjouissez-vous, car, non-seulement,
comme de coutume, les jeunes gens de votre
âge, mais les vieillards eux-mêmes vous recherchent
et accourent en foule pour vous témoigner leur amour.
Quelle est l’odeur que je sens? quel est le parfum
extraordinaire que je respire? Cette saveur particulière
me rappelle celle de mon ancienne abstinence.
C’est à présent qu’il faut feindre, à présent qu’il
faut me livrer à de joyeux ébats comme un jeune
étourdi, de peur que ma gravité ne me fasse reconnaître,
et que la honte ne la pousse à rentrer dans sa
retraite.
Dame Marie, pourquoi soupirez-vous? pourquoi
versez-vous des larmes? N’habitez-vous pas ici depuis
deux ans? et jamais je ne vous ai entendu gémir;
jamais je n’ai remarqué que vos propos aient été plus
tristes.
Un léger repentir m’attristait et me faisait ainsi
parler; mais soupons et livrons-nous à la joie; car,
comme vous m’en faites souvenir, ce n’est ni le moment
ni le lieu de pleurer mes péchés. (Ils se mettent à table.)
Nous avons largement soupé, largement bu, grâce
à votre libérale hospitalité, ô digne hôtelier. Permettez-moi
de me lever de table, pour aller étendre
dans un lit mon corps fatigué et refaire mes forces
par un doux repos.
Voici une chambre où nous serons commodément;
voici un lit qui n’est point composé de pauvres matelas.
Asseyez-vous, que je vous épargne la fatigue
d’ôter votre chaussure.
Il est temps maintenant d’ôter le grand chapeau qui
couvre ma tête et de montrer qui je suis. (Haut.) O ma
fille d’adoption! ô moitié de mon âme, Marie, reconnaissez-vous
en moi le vieillard qui vous a nourrie
avec la tendresse d’un père et qui vous a fiancée au
fils unique du Roi céleste?
Si tu ne rentres dans la voie du salut, quel prix
peux-tu espérer recevoir de tes jeûnes, de tes veilles,
de tes prières, lorsque, tombée de la hauteur du ciel,
tu t’es comme noyée dans les profondeurs de l’enfer?
Pourquoi m’as-tu méprisé? pourquoi m’as-tu abandonné?
pourquoi ne m’as-tu pas instruit de ta chute?
Aidé de mon cher Éphrem, j’aurais fait pour toi une
complète pénitence.
Pécher est le propre de l’humanité; ce qui est du
démon, c’est de persévérer dans ses fautes. On doit
blâmer non pas celui qui tombe par surprise, mais
celui qui néglige de se relever aussitôt.
N’est-ce pas pour toi que j’ai quitté mon désert si
regrettable et renoncé à l’observance de presque toute
discipline régulière? n’est-ce pas pour toi, que moi,
véritable ermite, je me suis fait le compagnon de table
de gens débauchés? Moi, qui depuis si longtemps
m’étais voué au silence, n’ai-je pas proféré des paroles
joviales pour ne pas être reconnu? Pourquoi baisser les
yeux et regarder la terre? pourquoi dédaignes-tu de
me répondre et d’échanger avec moi tes pensées?
Vos péchés sont bien grands, je l’avoue; mais la
miséricorde divine est plus grande que toutes les
choses créées(53). Bannissez donc cette tristesse,
et profitez du peu de temps qui vous est donné pour
vous repentir; car la grâce divine abonde où ont le
plus abondé l’abomination et les désordres.
Ayez pitié, ma fille, des fatigues auxquelles je me
suis exposé pour vous; renoncez à ce funeste découragement
qui est, je le déclare, plus coupable que
toutes les fautes; car celui qui désespère de la miséricorde
de Dieu envers les pécheurs, commet un
péché irrémissible. En effet, comme l’étincelle qui
jaillit du caillou ne peut embraser la mer, l’amertume
de nos péchés ne saurait altérer la douceur de la
clémence divine.
Je ne nie pas la grandeur de la bonté suprême;
mais quand je considère l’énormité de mon crime,
j’ai peur qu’il n’y ait pas de pénitence qui puisse
suffire à l’expier.
C’est à vous, père chéri, de précéder, comme le
[271]
bon pasteur, la brebis que vous avez retrouvée, et
moi, marchant derrière, je suivrai vos traces.
Oh! comment vous louer dignement? par quelle reconnaissance
payer tant de bonté? Loin de me forcer
au repentir par la terreur, vous m’y amenez, moi indigne
de pitié, par les plus douces, par les plus tendres
exhortations.
Je vais aller trouver mon compagnon Éphrem, afin
[275]
qu’il se réjouisse avec moi de ce que je vous ai retrouvée,
lui qui seul a pleuré avec moi votre perte.
Revêtue d’un cilice, se mortifiant par des veilles et
par un jeûne continuel, elle observe la discipline la
plus austère et force son corps délicat à subir l’empire
de l’âme.
Félicitons et louons, louons et glorifions l’unique, le
vénérable, le bien-aimé et le clément fils de Dieu,
qui ne veut pas laisser périr ceux qu’il a rachetés de
son sang divin.
Conversion de la courtisane Thaïs, que l’ermite Paphnuce
va trouver, comme Abraham, sous les dehors d’un
amant. Paphnuce la convertit et lui impose pour pénitence
de rester pendant cinq ans renfermée dans une
étroite cellule. Thaïs, par cette juste expiation, est réconciliée
à Dieu, et, quinze jours après avoir accompli sa
pénitence, elle s’endort dans le Christ(58).
Quoique son impassible majesté ne puisse être atteinte
par aucun outrage, cependant, s’il m’est permis
de transporter métaphoriquement à Dieu les sentiments
propres à notre faible nature, quelle plus sensible
injure peut-on lui faire, que de mettre le monde
mineur en révolte contre sa volonté, quand le monde
majeur obéit avec soumission à sa toute-puissance?
Comme le monde majeur est formé de quatre éléments
opposés, mais qui, par la volonté du Créateur,
s’accordent entre eux selon les lois de l’harmonie,
de même l’homme est composé non-seulement de
ces quatre éléments, mais d’autres parties, qui sont
encore plus contraires entre elles.
Le corps et l’âme. Car les éléments, bien que contraires,
ont cependant un point commun, qui est d’être
matériels; au lieu que l’âme n’est pas mortelle comme
le corps, ni le corps spirituel comme l’âme.
Ceux qui sont exercés aux discussions de la dialectique.
Rien, suivant eux, n’est contraire à la
substance (οὐσία), qui est le réceptacle de tous les contraires.
Le voici. Comme les sons graves et les sons aigus(61)
produisent un résultat musical, s’ils sont unis suivant
des rapports harmoniques, de même des éléments dissonants
forment un seul monde, s’ils sont convenablement
mis d’accord.
C’est que rien ne peut se composer d’éléments semblables,
non plus que d’éléments qui n’ont entre eux
aucun rapport de proportion et qui diffèrent entièrement
de substance et de nature.
Nous n’osons pas vous questionner sur les trois
autres sciences; car à peine la faible portée de notre
esprit peut-elle atteindre la hauteur de la discussion
que vous avez commencée.
On en compte trois, mais qui sont tellement liées
entre elles par des rapports de proportion, que ce qui
est dans l’une ne peut manquer d’être dans les autres.
Parce qu’il en est de la musique céleste comme de
l’instrumentale. Car on trouve dans les planètes et dans
la sphère le même nombre d’intervalles, les mêmes degrés
et les mêmes consonnances que dans les cordes.
Plus nous faisons d’efforts pour comprendre et franchir
rapidement vos premières propositions, plus vous
nous en apportez sans cesse d’une difficulté croissante.
La première se nomme diatessaron, comme formée
de quatre sons; elle est en proportion épitrite ou sesquitierce
(dans le rapport de 4 à 3). La seconde se nomme
diapente, ou composée de cinq sons; elle est en proportion
hémiole ou sesquialtère (dans le rapport de 3
à 2). La troisième se nomme diapason; elle est en raison
double (c’est-à-dire formée par l’union de la quarte
et de la quinte)(66), et se compose de huit sons.
On en donne plusieurs raisons. Les uns pensent
qu’on ne peut entendre les sons de la sphère céleste à
cause de leur continuité. Les autres croient que cela
[301]
vient de la densité de l’air. Quelques-uns pensent qu’un
aussi énorme volume de son ne peut pénétrer dans notre
étroit conduit auditif(67). Quelques personnes enfin
soutiennent que la sphère produit un son si doux, si
enchanteur, que si les hommes pouvaient l’entendre, ils
se réuniraient en foule, négligeraient toutes leurs affaires,
et, s’oubliant eux-mêmes, suivraient le son
conducteur de l’Orient en Occident.
Non-seulement elle consiste, comme je vous l’ai dit,
dans l’union du corps et de l’âme, ainsi que dans
l’émission de la voix tantôt grave et tantôt aiguë; mais
on la retrouve encore dans la pulsation des artères et
dans la mesure de certains membres, tels que les articulations
des doigts, qui nous offrent, quand nous les
mesurons, les mêmes proportions que nous avons
signalées dans les consonnances; car la musique est
non-seulement la convenance des voix, mais encore
celle des autres choses dissemblables.
Si nous avions prévu que le nœud de cette question
dût être si difficile à dénouer pour des ignorants, nous
aurions mieux aimé ne rien savoir du monde mineur,
que de nous jeter dans de telles difficultés.
C’est une faible goutte que, par hasard et sans m’être
assis au banquet de la science, j’ai vue, en passant,
tomber de la pleine coupe des sages; je l’ai recueillie,
et j’ai voulu vous en faire part.
Nous rendons grâce à votre bonté; mais cette
maxime de l’Apôtre nous effraie: «Dieu choisit les
insensés suivant le monde, pour confondre les prétendus
sages(68).»
Et à quoi la connaissance des arts serait-elle plus
justement et plus dignement employée qu’à la louange
de celui qui a créé tout ce qu’on peut savoir, et qui
nous fournit la matière et l’instrument de la science?
Car mieux l’homme comprend par quelle loi admirable
Dieu a réglé le nombre, la proportion et l’équilibre
de toutes choses, plus il brûle d’amour pour lui.
Trop souvent on ne trouve qu’un chagrin au fond
de la curiosité satisfaite(70). Toutefois, nous ne pouvons
surmonter la nôtre: car c’est un défaut inhérent
à la faiblesse humaine.
Il ne faut pas s’en étonner, car il ne lui suffit pas
de courir à sa perte avec un petit nombre d’amants;
il n’y a personne qu’elle ne s’efforce de séduire par
ses charmes et d’entraîner à sa perte.
Non-seulement les étourdis dissipent avec elle le peu
de biens qui leur reste; mais les riches citoyens de la
ville consument ce qu’ils possèdent de plus précieux,
pour l’enrichir à leurs dépens.
Puis ils en viennent aux mains; tantôt ils se meurtrissent
le visage à coups de poing, tantôt ils se repoussent
les uns les autres par les armes et inondent de
sang le seuil de cette demeure impure.
Vous feriez mieux de nous parler avec confiance;
car, n’étant pas de cette ville, vous aurez de la peine
à faire ce que vous désirez, sans les conseils des habitants.
Je crois que, dans la balance de sa justice, il pèse
les actions de tous les hommes, et qu’il dispense le
châtiment ou la récompense à chacun suivant ses
œuvres.
Oh! plût à Dieu qu’une si grande terreur pénétrât
jusqu’au fond de vos entrailles, que vous n’eussiez
plus l’audace de céder à de dangereuses voluptés!
Et quelle place peut-il rester à présent pour les
plaisirs corrompus dans un cœur où règnent sans
partage un repentir amer et l’épouvante nouvelle
que m’inspirent des crimes dont je connais l’énormité?
Oh! si vous pouviez croire, oh! si vous pouviez
espérer qu’une pécheresse souillée, comme je le suis,
par la fange de mille et mille impuretés, pût jamais
expier ses crimes et mériter son pardon par une pénitence,
quelque dure qu’elle fût!...
Il n’est point de péché si grave, point de crime si
énorme, que ne puissent expier les larmes du repentir,
pourvu qu’elles soient suivies d’œuvres effectives.
Je ne m’inquiète de ces biens ni pour les garder, ni
pour les donner à mes amis: je ne songe pas même à
les distribuer aux indigents; car je ne crois pas que
le prix de ce qui demande une expiation puisse être
convenablement employé en bonnes œuvres(71).
Je veux consumer dans les flammes tout ce que j’ai
arraché de vous par de mauvaises actions, afin qu’il
ne vous reste plus la moindre espérance de me voir
jamais céder à votre amour.
D’où viennent ces dédains et ce mépris? Nous reprochez-vous
quelque infidélité? N’avons-nous pas
toujours satisfait vos désirs? et voilà que vous nous
accablez injustement d’une haine imméritée!
Laissez-moi; ne déchirez pas mes vêtements pour
me retenir! Qu’il vous suffise que jusqu’à ce jour j’aie
[333]
consenti à pécher avec vous. Il est temps de mettre un
terme à mes fautes. Le moment de nous séparer est
venu.
Grand Dieu! quel est ce prodige? Thaïs, nos délices,
elle qui ne songeait qu’à s’enrichir, elle qui
n’eut jamais d’autre pensée que le plaisir, et qui
s’était livrée tout entière à la volupté, voilà qu’elle
sacrifie sans retour tant de monceaux d’or et de pierreries!
Elle nous méprise, nous ses amants, et nous a
privés tout à coup de sa présence!
N’ayez pas cette crainte: les pensées qui roulent
dans mon esprit sont bien différentes. J’ai disposé de
ma fortune comme je le voulais, et j’ai renoncé publiquement
à mes amants.
Vous voyez ce monastère; il est habité par un noble
collége de vierges consacrées à Dieu. C’est là que je
désire que vous passiez le temps de votre pénitence.
Je vous apporte une chèvre demi-morte, que j’ai
arrachée à la dent du loup; je vous prie de lui accorder,
pour la guérir, votre miséricordieuse sollicitude,
jusqu’à ce qu’elle ait échangé sa rude peau de chèvre
contre une douce toison de brebis.
Mais enfin, par mes conseils, et avec le secours du
Christ, elle n’a plus à présent que de l’aversion pour
les vanités qui la séduisaient, et elle a résolu de vivre
chaste.
Les maladies de l’âme, comme celles du corps,
se guérissent par l’emploi des contraires. Il faut donc
que cette pécheresse, séquestrée des agitations du
siècle, soit renfermée seule dans une cellule étroite,
où elle puisse, avec plus de loisir, méditer sur ses fautes.
Il faut n’y laisser ni entrée, ni sortie, mais seulement
une petite fenêtre, par laquelle elle puisse recevoir
un peu de nourriture, que vous lui ferez donner
discrètement à des jours et des heures marqués.
Pourquoi maudissez-vous cette habitation? Pourquoi
frémissez-vous d’y entrer? Indomptée jusqu’à ce
jour, vous avez erré sans contrainte; il convient aujourd’hui
que vous receviez un frein dans la solitude.
Avilie, comme je le suis, je ne refuse pas d’obéir
aux ordres de votre paternité; mais il y a dans cette
habitation un inconvénient bien difficile à supporter
pour ma faiblesse.
Qu’y a-t-il de plus pénible, de plus révoltant que
d’être forcée de satisfaire dans un même lieu à toutes
les nécessités corporelles? Il est certain que cette cellule
sera bientôt infecte et inhabitable.
Je ne résiste pas: je conviens qu’il est juste que,
souillée par l’impureté, j’habite une fosse impure et fétide.
Je gémis seulement de voir qu’il ne me restera
aucune place où je puisse convenablement et décemment
invoquer le nom de la redoutable Majesté.
Et de qui puis-je espérer mon pardon? qui me sauvera
par sa miséricorde, s’il m’est défendu d’invoquer
celui contre qui seul j’ai péché, et à qui seul je dois
offrir mes prières ferventes?
Il est temps de reprendre le chemin désiré de ma
solitude, et d’aller revoir mes disciples chéris. Vénérable
abbesse, je confie cette captive à votre sollicitude
et à votre charité. Je vous prie de lui donner le nécessaire,
avec un peu d’indulgence pour son corps délicat,
et de régénérer abondamment son âme par vos
salutaires exhortations.
Il y a trois ans(74) que Thaïs subit sa pénitence,
et j’ignore si son repentir est agréable à Dieu. Je vais
aller trouver mon frère Antoine, afin que, par son
intervention, la vérité se manifeste à moi.
Il y a plus de trois ans qu’une courtisane nommée
Thaïs était venue s’établir dans notre voisinage. Non-seulement
elle courait à sa perte, mais elle entraînait
une foule d’âmes à la mort.
J’allai la trouver sous les dehors d’un amant. Tantôt
je m’efforçais de ramener par de douces remontrances
ce cœur livré à la volupté, tantôt je l’effrayais
par d’énergiques conseils et de terribles menaces.
De tels sentiments sont dignes de votre sainteté.
Pour moi, quoique je me réjouisse infiniment de cette
conversion, j’éprouve cependant une fort grave inquiétude.
Je crains que cette femme délicate n’ait trop
de peine à supporter une pénitence si longue.
Je vous demande ces tendres sentiments pour Thaïs.
Daignez, vous et vos disciples, unir vos prières aux
miennes, jusqu’à ce que le ciel nous fasse connaître si
les larmes de notre pénitente ont attendri et amené à
l’indulgence la miséricorde divine.
J’ai vu dans le ciel un lit magnifique, tendu de blanc,
auprès duquel se tenaient debout et comme en sentinelle,
quatre jeunes vierges brillantes de clarté. En admirant
cette réjouissante splendeur, je disais à part moi:
[361]
une telle gloire n’appartient à personne autant qu’à
mon père et à mon maître Antoine.
A peine avais-je achevé cette réflexion, qu’une voix
divine et tonnante me dit: «Ce n’est pas à Antoine,
comme tu l’espères, mais à Thaïs la courtisane, que
cette gloire est réservée.»
Si cependant vous voulez savoir ce que j’ai fait: j’ai
réuni dans ma pensée, comme en un faisceau, la multitude
de mes fautes; je n’ai pas cessé de les contempler
et de les repasser dans mon esprit. Aussi, comme
l’odeur infecte de ma cellule ne quittait point mes narines,
de même la crainte de l’enfer ne s’est pas éloignée
un moment des yeux de ma conscience.
Persistez dans la crainte de Dieu et maintenez-vous
dans son amour; car lorsque quinze jours se seront
écoulés, vous dépouillerez votre enveloppe humaine,
et, votre course ici-bas étant heureusement achevée,
[367]
vous irez, avec le secours de la grâce suprême, habiter
les astres.
Oh! puissé-je échapper aux tourments de l’enfer, ou
du moins être brûlée par des flammes moins ardentes!
car je ne saurais obtenir par mes mérites la béatitude
éternelle.
La grâce, ce don gratuit de la divinité, ne pèse point
le mérite des hommes; car, si elle n’était accordée
qu’aux mérites, on ne l’appellerait pas la grâce(77).
Que le concert des cieux, que tous les arbrisseaux
de la terre, que toutes les espèces d’animaux, que les
gouffres même des lacs et des mers s’unissent pour
louer celui qui non-seulement supporte les pécheurs,
mais qui prodigue encore généreusement des récompenses
gratuites à ceux qui se repentent!
Non, je ne m’en irai point, je ne m’éloignerai point,
jusqu’au moment où votre âme se sera élancée triomphante
au ciel, et où j’aurai livré votre corps à la sépulture.
Toi qui n’as point eu de créateur, forme vraiment
immatérielle, dont l’essence simple a formé de diverses
parties l’homme qui n’est pas, comme toi, celui qui
est, permets que les éléments dont cette créature humaine
est composée rejoignent sans obstacle le principe
de leur origine; que l’âme venue du ciel participe
[371]
aux joies célestes, et que le corps trouve une couche
paisible au sein de la terre d’où il est sorti, jusqu’au
jour où cette poussière se réunissant et le souffle
de la vie animant de nouveau ces membres, cette
même Thaïs ressuscitera, créature complète comme
autrefois, pour prendre place parmi les blanches
brebis du Seigneur et entrer dans la joie de l’éternité(79);
ô toi, qui seul es ce que tu es, qui règnes dans
l’unité de la Trinité, et qui es perpétuellement glorifié
dans les siècles des siècles.
Passion des vierges saintes, Foi, Espérance et Charité,
que l’empereur Hadrien(80) fait périr par divers supplices
sous les yeux de Sapience, leur vénérable mère, qui les
exhorte, au nom de l’autorité maternelle, à supporter
les tortures. Dès que le martyre est consommé, la sainte
mère réunit les corps de ses filles, les embaume et leur
donne une sépulture honorable à cinq milles de Rome.
Elle-même, au bout de quarante jours, rend son âme
au ciel, en prononçant auprès de leurs tombes les derniers
mots d’une pieuse oraison(81).
Dans mon désir, ô empereur Hadrien, de voir tout
succéder au gré de vos vœux et les fondements de
votre empire à l’abri des perturbations, je m’efforce
d’arracher promptement et d’anéantir dans leurs racines
[379]
toutes les causes de troubles qui pourraient
ébranler la république et porter atteinte au calme de
votre esprit.
J’en rends grâces à votre bonté paternelle. Aussi
à peine vois-je surgir quelque obstacle à votre pouvoir,
que, loin de le dissimuler, je vous le dénonce
sans retard.
Il n’y a rien de plus fâcheux, rien de plus funeste,
comme le prouve assez la situation du monde romain,
qui est partout souillé par des flots impurs de sang
chrétien.
Beaucoup trop; car déjà nos femmes nous traitent
avec tant de hauteur et de mépris, qu’elles ne daignent
[383]
plus prendre place à nos tables, encore bien
moins partager nos lits.
Je n’ai aucune crainte d’entrer dans le palais, avec
la noble escorte de mes filles; et je ne redoute nullement
de voir de près le visage menaçant de l’empereur.
Jusqu’ici je retiens ma colère, et loin de donner
cours à mon indignation, je montre une affectueuse
et paternelle sollicitude pour votre bien et celui de vos
enfants.
La seule cause de mon voyage est le désir de connaître
la vérité, d’apprendre plus à fond la croyance
que vous combattez, et de consacrer mes filles au
Christ.
O empereur! puisque vous désirez savoir l’âge de
ces jeunes filles, Charité a accompli un nombre d’années
diminué pairement pair; Espérance un nombre
aussi diminué, mais pairement impair; Foi, au contraire,
un nombre superflu et impairement pair.
Et pourquoi appelez-vous diminué le nombre huit,
qui forme deux olympiades, ainsi que le nombre dix,
qui compose deux lustres? Enfin, pourquoi le nombre
douze, qui contient trois olympiades, reçoit-il le nom
de superflu?
C’est qu’on appelle diminué tout nombre dont les
parties additionnées forment un total inférieur au
nombre qu’elles composent, comme 8, par exemple; car
la moitié de 8 est 4, le quart 2 et le huitième 1; or 4, 2 et
1 réunis font 7. De même, la moitié de 10 est 5, le cinquième
[395]
2, le dixième 1; additionnez, vous obtiendrez
8. On appelle, au contraire, superflu le nombre
dont les parties additionnées forment un total supérieur
à ce nombre même, comme 12. En effet, la moitié
de 12 est 6, le tiers 4, le quart 3, le sixième 2, le
douzième 1, lesquels additionnés donnent 16. Et pour
ne point passer sous silence le nombre principal, qui
tient le milieu entre les deux inégalités contraires, on
appelle parfait le nombre que ses parties additionnées
reproduisent exactement, sans différence en plus ni
en moins, comme 6, dont les parties, c’est-à-dire 3,
2 et 1, forment le nombre 6. Par la même raison, 28,
496 et 8128 sont des nombres parfaits(87).
Celui qu’on peut diviser en deux parties égales, qui
elles-mêmes peuvent se diviser en deux autres parties,
et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’on atteigne l’unité indivisible,
[397]
comme 8, 16 et les nombres qu’on obtient
en doublant ceux-là.
Celui qu’on peut diviser en parties égales, lesquelles
sont indivisibles, comme 10 et tous les nombres qu’on
obtient en doublant un nombre impair; car ce nombre
est d’une nature contraire à celui dont nous venons
de parler, en ce sens que dans le premier (le pairement
pair), le terme mineur est divisible, et que
dans le second (le pairement impair), le terme majeur
peut seul être divisé. De plus, dans celui-là toutes
les parties sont pairement paires, quant à la dénomination
et à la quantité des parties; et dans celui-ci,
lorsque la dénomination est paire, la quantité des parties
est impaire, et si la quantité des parties est paire,
la dénomination est impaire.
Lorsque des nombres aussi grands qu’on voudra sont
rangés dans un ordre croissant, le premier est appelé
terme mineur et le dernier terme majeur; et lorsque
faisant une division nous disons que tel nombre forme
telle partie d’un autre nombre, nous faisons une dénomination(88);
et quand nous énumérons combien il y a
[399]
d’unités dans chaque partie, nous exposons ce qu’on
appelle la quantité des parties.
Celui qui est non-seulement divisible une fois, mais
deux fois, trois fois et plus, comme le nombre pairement
pair, et dont cependant la division ne peut descendre
jusqu’à l’unité indivisible.
C’est en cela qu’il faut admirer la suprême sagesse
du Créateur et la science merveilleuse de l’auteur de
l’univers, qui non-seulement au commencement des
choses a créé le monde du néant, et en a disposé toutes
les parties avec nombre, équilibre et mesure; mais qui
encore nous a permis d’arriver à l’admirable connaissance
des arts, à travers la série des temps et des générations
qui se succèdent.
O mes tendres filles, enfants bien aimées! que le
séjour de cette étroite prison ne vous contriste pas!
que les menaces d’un prochain supplice ne vous inspirent
point d’effroi!
Ma prière continuelle et la plus instante est de vous
voir persévérer dans la foi, qu’au milieu même des
jouets de l’enfance je n’ai cessé de faire pénétrer dans
votre entendement.
Je vous ai nourries de mon lait maternel, je vous
ai prodigué les plus tendres soins, dans la pensée de
vous donner, non à un époux terrestre, mais à l’époux
céleste, et de mériter, à cause de vous, le titre de belle-mère
du roi éternel.
Exhortez ces jeunes filles; et si elles vous résistent,
sans pitié pour leur âge, faites-les périr. La vue de la
mort de ses enfants sera le plus cruel supplice pour
cette mère rebelle.
Vous vous trompez, Hadrien, si vous croyez lasser
mon courage par les tortures; ce n’est pas moi, ce
sont vos faibles bourreaux qui succombent; la fatigue
inonde leurs membres de sueur.
Tout ce que vous inventez pour me faire souffrir se
change pour moi en douceur et en repos. Je me trouve
aussi commodément étendue sur ce gril que dans une
barque tranquille.
Que deviennent vos menaces? Voyez, je nage en
me jouant et sans blessure dans ce liquide enflammé.
Au lieu de brûlures, je ressens la douce fraîcheur de
la rosée du matin.
O ma vénérable mère! dites un dernier adieu à
votre enfant; donnez un baiser à l’aînée de vos filles,
et ne vous abandonnez à aucune tristesse de cœur, car
je vais recevoir la couronne de l’éternité.
O ma fille, ma fille! je n’éprouve ni trouble, ni
chagrin; au contraire, je te dis adieu avec allégresse;
je baise tes yeux et tes joues en pleurant de
joie, et je prie le ciel que, sous le fer du bourreau,
tu conserves intact le mystère de ton nom.
Soyez dociles aux conseils de notre sainte mère, qui
nous a toujours enseigné le mépris des biens présents,
pour mériter de jouir de ceux qui n’ont pas de fin.
O Christ! en embrassant la tête coupée de ma fille
expirante, en la couvrant de mes plus tendres baisers,
je vous remercie d’avoir accordé la victoire à cette
faible vierge.
Déposez cette dureté de cœur, prosternez-vous et
offrez de l’encens à la grande Diane; et je vous élève
aux honneurs et je vous comble de tendresse, comme
mes propres enfants.
Je répudie les sentiments de père que vous m’offrez;
vos bienfaits n’excitent nullement mes désirs; aussi
vous flattez-vous d’un vain espoir, si vous pensez que
je vous cède.
Je m’étonne, auguste empereur, de vous voir supporter
si longtemps les injures de cette jeune fille.
Pour moi, je sens éclater ma fureur, quand je l’entends
aboyer aussi insolemment contre vous.
O ma mère, ma mère! j’éprouve en ce moment
combien vos prières sont efficaces. Elles sont exaucées:
voyez, pendant que vous priez, les bourreaux
hors d’haleine me frappent à coups redoublés, et je
ne sens aucune atteinte.
Qu’on la suspende en l’air, et qu’on la déchire
avec des ongles de fer, jusqu’à ce que, les entrailles
arrachées et les os mis à nu, elle expire membre par
membre.
Les lambeaux de mon corps déchiré exhalent les
plus délicieux aromes du Paradis, pour vous contraindre
à confesser, en dépit de vous-même, que vos supplices
me trouvent invulnérable.
O Charité! ô ma sœur bien-aimée et maintenant
unique, ne vous effrayez pas des menaces de ce tyran;
ne redoutez pas les supplices; tâchez d’imiter l’inébranlable
fidélité de vos sœurs, qui vous précèdent
dans le palais du ciel.
Oubliez ces dégoûts, et ne pensez qu’à la palme que
vous allez cueillir; car nous ne serons pas longtemps
séparées, et nous allons tout à l’heure être réunies
dans le ciel.
Courage et joie, ô mon illustre mère! Que la douleur
de mon martyre n’afflige pas votre cœur maternel.
L’espoir doit l’emporter sur la tristesse, quand vous
me voyez mourir pour le Christ.
Oui, je me livre à la joie; mais cette joie pourtant
ne sera complète que lorsque j’aurai envoyé au ciel
votre plus jeune sœur, morte pour la même cause que
vous, et que je vous suivrai la dernière.
O Charité, ma sainte fille, aujourd’hui unique
espoir de mes flancs, n’affligez pas votre mère, qui
attend une heureuse issue du combat que vous allez
soutenir. Méprisez le bien-être présent, pour parvenir
à la joie éternelle, dans laquelle déjà vos sœurs resplendissent
couronnées de leur virginité sans tache.
Charité, je suis excédé de l’insolence de vos sœurs
et fort courroucé de leurs prolixes arguties. Je ne
disputerai donc pas longuement avec vous. Si vous
obtempérez à mes désirs, je vous comblerai de toutes
sortes de biens; si vous me résistez, je vous accablerai
de mille maux.
Parce que je ne veux point mentir. Mes sœurs et
moi, nous sommes nées des mêmes parents, nous
avons reçu l’onction des mêmes sacrements; nous
nous reposons fermes et constantes dans une seule et
même foi. Sachez donc que nous n’avons aussi qu’une
seule volonté, une seule et même manière de sentir
et de connaître nos devoirs, et que jamais je ne diffèrerai
d’elles en rien.
Oui, il obéira et fera ce que votre cruauté exige;
mais il ne me causera aucun mal: car les coups ne
pourront déchirer mon faible corps, et les flammes ne
noirciront ni mes cheveux ni mes vêtements.
Cette fille impudente que vous m’aviez donnée à
torturer, a été flagellée en ma présence; mais elle n’a
pas même eu l’épiderme effleuré. Ensuite, je l’ai fait
jeter dans une fournaise, que l’excès de la chaleur
avait fait devenir rouge....
Elle se promenait, comme en se jouant, au milieu
des tourbillons de flammes et de fumée, et chantait
les louanges de son Dieu. Ceux qui l’ont observée avec
le plus d’attention, prétendaient que trois jeunes hommes
vêtus de blanc se promenaient avec elle.
C’est à présent, ma fille, à présent qu’il faut nous
réjouir dans le Christ. Pour moi, je n’ai plus aucun
souci au cœur, assurée comme je le suis de votre
victoire.
Adieu, ma fille bien-aimée; et, lorsque dans le
ciel tu seras l’épouse du Christ, souviens-toi de ta
mère, qui t’a enfantée quand déjà tes sœurs aînées
avaient épuisé ses forces.
O terre! je te confie ces tendres fleurs nées de mes
entrailles; conserve-les avec tendresse dans ton sein
formé de même matière qu’elles, jusqu’au jour de la
résurrection, où elles reverdiront, je l’espère, avec
[445]
plus de gloire. Et toi, Christ, remplis, en attendant,
leurs âmes des splendeurs célestes, et donne paix et
repos à leurs ossements!
De peur que l’intérêt que vous me témoignez ne
vous cause trop de fatigue. N’est-ce pas assez que
vous ayez passé trois nuits avec moi? Allez en paix,
et retournez chez vous heureusement.
Faites selon votre désir.—Adonaï Emmanuel, toi
qu’avant le commencement des temps la divinité du
Créateur de toutes choses a engendré, et qui, dans le
temps, es né du sein d’une vierge; toi, dont les deux
natures forment miraculeusement un seul Christ, sans
que la diversité de ces natures détruise l’unité de ta
personne, ni que l’unité de ta personne confonde la
diversité des natures; ô Christ! que l’aimable sérénité
des anges et la douce harmonie des astres te réjouissent!
Que la science de tout ce qu’on peut savoir
et que tout ce qui est composé de la matière des éléments,
se réunissent pour te louer! car, seul avec le
Père et le Saint-Esprit, tu es une forme immatérielle.
Par la volonté du Père et la coopération du Saint-Esprit,
tu n’as pas dédaigné de te faire homme, passible
comme homme, et impassible comme Dieu. Et
pour qu’aucun de ceux qui croient en toi ne périssent,
et que tous, au contraire, jouissent de la vie éternelle,
tu n’as pas dédaigné d’approcher, comme un de
nous, tes lèvres de la coupe de mort et de consommer
les prophéties par ta résurrection. Dieu parfait, homme
véritable, je me rappelle que tu as promis à tous ceux
qui, par respect pour ton saint nom, renonceraient
[449]
à la jouissance des biens terrestres et te préféreraient
aux affections de parenté charnelle, qu’ils seraient
récompensés au centuple et recevraient pour couronne
le don de la vie éternelle(91). Encouragée par
cette promesse, j’ai fait ce que tu avais ordonné, et j’ai
perdu sans murmure les enfants à qui j’avais donné le
jour. Ne tarde donc pas, ô Christ, de tenir fidèlement
ta promesse; fais qu’au plus tôt délivrée des liens corporels,
j’aie la joie de voir mes filles reçues dans le ciel,
elles que, sans balancer, je t’ai offertes en sacrifice,
espérant que tandis qu’elles te suivraient, ô agneau
de la Vierge, et chanteraient le nouveau cantique,
j’aurais la joie de les entendre et de jouir de leur
gloire; espérant même que, bien que je ne puisse
chanter comme elles le cantique de virginité, je pourrais
au moins mériter de te louer avec elles éternellement;
ô toi qui n’es point le Père, mais qui es de
même nature que lui; qui, avec le Père et le Saint-Esprit,
es le seul maître de l’univers, et qui, régulateur
unique du système supérieur, moyen et inférieur,
règnes et gouvernes pendant la durée infinie des
siècles(92)! (Elle expire.)
Par ces mots le livre qui précède, Hrotsvitha désigne le
recueil de ses légendes en vers, qui remplit les 76 premiers
feuillets de ses œuvres dans le manuscrit de la bibliothèque
royale de Munich. Ce court avertissement
occupe dans le manuscrit une partie du verso de la
page 77, entre le premier livre, qui contient les légendes,
et le second qui contient les drames. Conrad Celtes, en
intervertissant l’ordre du manuscrit et en commençant
son édition par les comédies, a détruit le sens de ce
petit morceau, qui précède chez lui le poëme sur les
Othons, tandis qu’il était destiné à lier le livre des légendes
à celui des drames, et devait servir tout à la fois d’épilogue
au premier et de prologue au second.
Si nous avons placé ici cette espèce d’avis aux lecteurs,
c’est surtout pour constater, par la déclaration
même de Hrotsvitha, qu’elle n’a aucune prétention à
l’invention des sujets qu’elle traite. Bien au contraire,
comme tous les poëtes des époques religieuses, elle s’interdit
soigneusement de rien inventer, dans la crainte
de profaner ce qu’elle vénère. Elle se contente de reproduire,
en les ornant avec discrétion, les récits les plus
accrédités des agiographes. Aussi, pourrons-nous très-aisément
[454]
reconnaître et indiquer les sources authentiques
où elle a puisé les sujets de ses six drames.
Nulle part l’auteur ne donne à ses pièces le nom de comédies.
C’est une main plus moderne, probablement celle
de Conrad Celtes, qui a inséré dans le manuscrit les mots
Præfatio in comœdias. On sait, d’ailleurs, que dans le latin
du moyen âge le mot comœdia avait un sens très-étendu
et très-complexe, et qu’il s’appliquait plus ordinairement
à un récit épique qu’à une action en dialogue. De là le titre
de commedia donné par Dante à son épopée.
Le manuscrit porte partout Gandesheim, et nous avons
respecté cette orthographe dans le texte; mais nous avons
dans la traduction adopté Gandersheim, dont l’usage a
prévalu.
Il faut se garder de confondre ce que Hrotsvitha appelle
ses vers héroïques, c’est-à-dire, les huit histoires qu’elle
a tirées des légendes, et qui composent le premier livre
de ses œuvres, avec le poëme ou panégyrique des Othons,
dont un fragment de 837 vers forme la dernière partie du
manuscrit de Munich.
Nous trouvons, dès ces premières pages, un exemple
frappant du pédantisme et des subtilités aristotéliques,
[455]
dans lesquels se complaît la docte religieuse. On voit
combien elle affectionne la langue de l’école, et qu’elle ne
s’abstient même pas de la terminologie la plus prétentieusement
scolastique.
Le primicier (primus in cera, ou le premier sur le
tableau) était, au Bas-Empire, le chef de la chapelle
impériale. Il en fut de même chez les princes francs et
saxons. Cette dignité répondait à celle de l’officier appelé
depuis grand aumônier. Alcuin, dans sa 42e lettre,
donne à Angelbert le titre de primicier du palais du roi
Pépin. Hrotsvitha suppose Paul et Jean tous les deux primiciers
de la princesse Constance, quoiqu’il ne pût y
avoir, ce nous semble, auprès d’une même personne,
qu’un seul primicier. Notre auteur n’a pas suivi dans ce
détail l’autorité des Actes. Ceux-ci font de Paul le præpositus
et de Jean le primicerius de la princesse Constance.
L’histoire de la conversion de Gallicanus par Paul et
Jean est consignée dans les récits de plusieurs agiographes
que les Bollandistes ont discutés et insérés dans leur collection,
sous la date du 24 juin. Voyez Acta Sanctorum,
Junii t. V, p. 35. On ne peut douter que Hrotsvitha n’ait
eu sous les yeux une de ces relations. La légende ayant
pour titre Acta præfixa passioni S. S. Johannis et Pauli,
présente non-seulement une complète ressemblance quant
à l’ordre des faits, mais jusqu’à des phrases entières empruntées
textuellement par notre auteur. La seconde partie,
qui se rapporte à la résistance des deux frères Paul
et Jean et à la réaction tentée par l’empereur Julien, est
[456]
tirée d’une relation qu’on peut lire dans les Bollandistes,
sous la date du 25 juin (Acta Sanctorum, Junii t. V,
p. 158). On la trouve également dans le martyrologe
romain, dans Bede, Usuardus, Ado, etc.
J’ai dans cette pièce et dans les suivantes complété la
liste des personnages, qui est très-abrégée dans le texte.
J’ai, de plus, coupé le dialogue en scènes, et indiqué au
commencement de chacune d’elles, le nom des acteurs
qui y figurent, suivant l’usage actuel.
Jamais l’auteur n’indique le lieu de la scène, qui d’ailleurs
change fort souvent. L’usage des tapisseries, très-répandu
au Xe siècle, rendait les changements de décorations
assez faciles. J’ajouterai qu’alors, comme aux XVIe et
XVIIe siècles, l’imagination des spectateurs dut suppléer
facilement à l’imperfection de la mise en scène. Les graves
personnages réunis pour ces pieux divertissements dans
la grande salle du Chapitre de Gandersheim, ne durent
pas se montrer plus exigeants que les turbulents spectateurs
du théâtre du Globe à Londres ou du théâtre Del
Principe à Madrid.
Peut-être serais-je entré davantage dans l’esprit et la
couleur de l’original, en traduisant Gallicanus dux par
le duc Gallicanus. En effet, Hrotsvitha se sert volontiers
des qualifications introduites par la chancellerie byzantine
et par les usages de la féodalité.
[457]
Les notes indicatives du jeu des acteurs, que les grammairiens
grecs appelaient didascalies, se rencontrent,
comme on sait, fort rarement dans les ouvrages dramatiques
anciens. Ces indications de mise en scène sont également
fort peu nombreuses dans le théâtre de Hrotsvitha.
Cependant, nous en signalerons dans Gallicanus
deux, qui ont échappé à Celtes. Nous attachons, pour notre
part, une grande importance à ces didascalies, parce
qu’elles prouvent, de la manière la plus formelle, que
ces drames n’ont pas été écrits seulement pour la lecture,
comme le prétend M. Price, un des récents éditeurs de
Warton (History of English poetry, édit. de 1824, t. II,
p. 68).
Le mot ingenuitas a deux sens: vertu, puis noblesse de
race. J’ai préféré dans ce passage la première de ces significations,
parce que l’humilité toute chrétienne de la princesse
qui l’emploie, ne permet pas de supposer qu’elle
attachât un grand prix aux avantages de la naissance. Par
la raison contraire, dans la dernière comédie de Hrotsvitha,
intitulée Sapience, où l’empereur Hadrien se sert du
même mot, j’ai cru devoir préférer la seconde acception.
Voyez p. 390.
Le lieu de la scène change ici brusquement; nous passons,
en un clin d’œil, des rues de Rome dans les campagnes
de la Thrace, près de Philippopolis, où, suivant les
[458]
Actes et Eusèbe (Vit. Constantini, lib. IV, cap. 5–7)
eut lieu la bataille gagnée par Gallicanus sur les Sarmates.
On voit que Hrostvitha n’a imité de Térence ni l’unité
de lieu, ni l’unité de temps. La nouvelle forme de drame
qu’elle emploie, est, en quelque sorte, narrative et calquée
sur les légendes. Cette forme a commencé, chose remarquable,
à se montrer dans les premiers essais dramatiques,
tirés des traditions chrétiennes ou bibliques, et
elle est restée celle de Lope de Vega, de Calderon, de
Shakespeare et de Schiller.
Ce projet de répartition charitable est emprunté textuellement
aux Actes; mais il n’est pas moins surprenant que
Hrotsvitha n’ait ajouté aux dispositions de Gallicanus aucune
libéralité pour les églises ou les couvents. Une semblable
réserve a lieu d’étonner de la part d’une religieuse,
qui écrivait un peu avant l’an 1000. Nous aurons occasion
de renouveler cette remarque.
[459]
Le premier éditeur de Hrotsvitha, Conrad Celtes, a intitulé
cette seconde partie Actus secundus, sans y être autorisé
par aucune indication du manuscrit. J’ai rejeté
cette division, avant même d’avoir eu sous les yeux la
copie du manuscrit de Munich (voy. Revue des Deux-Mondes,
numéro du 15 novembre 1839 et Biographie universelle,
supplément, t. 67, p. 388). Je pensais, comme
J. Chr. Gottsched (Nöthiger Vorrath zur Geschichte der
deutschen dramatischen Dichtkunst, t. II, p. 19), que
l’histoire de Gallicanus et le martyre de Jean et Paul formaient
deux drames séparés, 1o parce qu’il y a dans le
manuscrit, avant le martyre de Jean et Paul, une nouvelle
liste de personnages; 2o que le soi-disant premier
acte se termine par la formule finale amen, qui dans les
pièces religieuses du moyen âge correspond au plaudite
des comédies païennes. J’ajoute que les Actes de Gallicanus
et de Jean et Paul, qui sont réunis en une même
relation, ont été cependant coupés dans les Acta Sanctorum
et séparés par l’intervalle d’un jour dans les cérémonies
de l’Église. Je pense, en définitive, que Hrotsvitha
a tiré de cette légende complexe, non pas un drame en
deux actes, mais deux pièces, qui se suivent à peu près
comme dans Shakspeare les diverses parties de Henri IV.
Si même je n’ai pas fait de Gallicanus et du martyre de
Jean et Paul deux œuvres entièrement distinctes, c’est
que ces deux pièces ont un argument qui leur est commun
et qui les lie, jusqu’à un certain point, l’une à
l’autre.
[460]
Les gardes parlent ici par antiphrase, selon la coutume
superstitieuse des anciens, qui avaient grand soin de supprimer
toutes paroles de mauvais augure.
Cette scène a été fidèlement et élégamment traduite par
M. Villemain, dans son Tableau de la littérature au moyen
âge (Paris, 1830, t. II, p. 252). C’est un modèle achevé,
que nous aurions été heureux de pouvoir suivre de loin.
«Hrotsvitha, dit l’éloquent critique, fait habilement parler
Julien. Il y a là un sentiment vrai de l’histoire. Julien
ne se montre pas un féroce et stupide persécuteur comme
l’auraient imaginé les légendaires du VIe siècle....» Je regrette
d’avoir à atténuer un peu cet éloge donné à Hrotsvitha
par un aussi excellent juge; mais la vérité m’oblige à
dire que les meilleurs traits du dialogue entre Julien et
les deux martyrs appartiennent au légendaire.
Ce passage soudain de la frénésie à la raison offrait à
la religieuse chargée de représenter le fils de Térentianus
l’occasion d’un jeu muet, qui devait être plein d’énergie
et d’expression. Hrotsvitha, en ne mettant pas une seule
[461]
parole dans la bouche du jeune démoniaque, a montré
combien elle se reposait sur la puissance de la pantomime,
et prouvé, une fois de plus, qu’elle ne cherchait pas moins
à faire impression sur les yeux que sur l’esprit.
Le sujet de la seconde pièce de Hrotsvitha est pris dans
les Actes du martyre des trois sœurs (Acta trium sororum),
légende fort répandue au moyen âge dans les églises grecque
et latine. Le recueil des Bollandistes contient sous
la date des 3 et 5 avril (Aprilis t. I, p. 245 et 250): 1o une
notice des divers agiographes latins et grecs qui ont raconté
en prose et même en vers la passion des trois vierges,
mises à mort à Thessalonique l’an 290, par ordre de
Dioclétien; 2o le récit latin de ce martyre, extrait des Actes
très-anciens de sainte Anastasie. Hrotsvitha, dans le drame
qu’on va lire, a suivi pas à pas, selon sa coutume, la relation
qu’elle avait sous les yeux. Seulement, elle insiste
avec une prédilection marquée, sur tout ce qui pouvait exciter
le rire, et développe de préférence les suites grotesques
de l’incontinence du gouverneur Dulcitius. C’est, je
crois, en raison de cette prédominance de la partie comique,
que Hrotsvitha a donné pour titre à cette comédie,
non pas le nom vénéré des trois héroïques sœurs, mais
celui du malencontreux magistrat, dont les déconvenues
jettent une si étrange gaieté dans cette pièce tragi-comique.
[462]
Toutes les mésaventures plaisantes qui assaillent Dulcitius,
la méprise des gardes, la colère des huissiers et
jusqu’à l’imperturbable et risible confiance qu’il montre
dans l’élégance de sa toilette, sont autant de traits d’excellent
comique fournis par le légendaire.
C’est ici pour la seconde fois que nous voyons un cheval
introduit sur la scène. Dans Gallicanus, Paul et Jean
montent à cheval pour rejoindre le général. Plus loin,
nous verrons Abraham chevauchant avec sa nièce. On
pensera peut-être qu’il dut être assez difficile aux novices
de Gandersheim de représenter le comte Sisinnius demandant
à grands cris un cheval, comme Richard III dans
Shakespeare, et poursuivant sur sa monture rétive l’innocente
Irène. Mais il ne faut pas oublier que le cheval de
Sisinnius ne fait que tourner, comme dans un manége,
ce qui simplifiait beaucoup les difficultés de cet exercice
équestre.—D’ailleurs, la présence des animaux dans les
divertissements hiératiques n’était point une chose rare au
moyen âge. L’ânesse de Balaam, celle de notre Seigneur
le jour des Rameaux, le bœuf et l’âne auprès de la crêche
à Noël, étaient les accessoires habituels et nécessaires des
cérémonies ecclésiastiques. Quelquefois, il est vrai, par
[463]
respect pour les saints lieux, ces animaux ne figuraient
qu’en effigie. Du Cange a extrait d’un ancien rituel la mention
d’une ânesse peinte, qu’on plaçait, le dimanche des
Rameaux, auprès du maître-autel, Asina depicta propter
altare. De nombreux témoignages nous prouvent que des
simulacres représentant le bœuf et l’âne faisaient jadis partie
du mobilier de toute église épiscopale ou monastique.
On voit donc, sans que j’insiste ici davantage, que la mise
en scène de Dulcitius ne dépassait pas les moyens d’exécution
dont le drame hiératique était au Xe siècle en mesure
de disposer.
L’emploi des expressions tirées des superstitions païennes
est assez fréquent dans les auteurs ecclésiastiques. On
en trouve des exemples jusque dans nos offices. Ce mélange,
toutefois, ne se rencontre que rarement dans les
écrits de Hrotsvitha.
L’aventure romanesque et touchante qui fait le sujet de
Callimaque, est racontée dans le Ve livre d’un ouvrage dont
Fabricius a publié une rédaction latine parmi les apocryphes
du Nouveau Testament (Codices apocryph. Nov.
Test., t. II, p. 542); je veux parler de l’histoire apostolique
d’Abdias, premier évêque de Babylone, ou d’un
pseudo-Abdias, traduite en latin par Jules Africain.
La docte religieuse prête ici au jeune amoureux et
à ses amis le jargon même de l’école. Ce langage sophistiqué
qui nous semble si pédantesque, devait être du
[464]
meilleur air et un signe d’élégance et de bon ton, à cette
époque où régnait la scolastique.
Il est impossible de ne pas reconnaître dans la scène
d’amour qu’on va lire, et surtout dans les faux-fuyants
pudiques qu’emploie Drusiana, pour cacher d’assez tendres
sentiments sous la colère, les premiers essais tentés
dans un genre qui défraie presque uniquement la littérature
moderne, et dont on trouverait difficilement des
exemples dans l’antiquité, même en les demandant aux
poëtes élégiaques.
Quoique les unités soient moins complétement violées
dans Callimaque que dans les autres pièces de Hrotsvitha,
et que l’action ne sorte pas de l’enceinte de la ville
d’Édesse, il n’y a guère de scène, cependant, qui n’amène
un changement de lieu.
Cette apostrophe aux spectateurs, que Celtes a fait
disparaître par une correction malheureuse, est une
preuve nouvelle et décisive qui témoigne de la représentation
de ces drames.
Ce sont presque les belles paroles du duc de Guise au
siége de Rouen, si heureusement transportées par Voltaire
dans le dénoûment d’Alzire:
Des dieux que nous servons connais la différence: Les tiens t’ont commandé le meurtre et la vengeance; Et le mien, quand ton bras vient de m’assassiner, M’ordonne de te plaindre et de te pardonner.
Il échappe ici à la docte théologienne une sorte de
contradiction dans les termes; mais le texte est douteux,
et il faut peut-être lire, comme j’ai fait plus loin,
pages 368 et 446.
Cette invitation à passer le reste de la journée dans la
joie m’avait porté à penser que ce drame avait été fait et
représenté à l’occasion d’une réjouissance séculière, peut-être
pour célébrer le mariage de quelque noble protecteur
de l’abbaye. Mais on trouve absolument la même conclusion
dans la légende. En apprenant que Fortunatus a
succombé aux morsures du serpent, saint Jean s’écrie:
«Habes filium tuum, diabole!» et le narrateur ajoute:
«Illam diem cum fratribus lætam exegit (Abdias, Histor.
apostol. lib. V, inter Fabricii Codic. apocryph. Nov. Testam.,
t. I, p. 557).»
[466]
Ce drame, le plus pathétique que nous ait laissé Hrotsvitha,
est tiré d’Actes que nous possédons tant en grec
qu’en latin, et qui portent le nom de saint Éphrem. Plusieurs
modernes, entre autres, Vossius et Arnauld d’Andilly,
lequel a traduit cette touchante histoire dans ses
Vies des Pères des déserts (t. I, p. 271 et 547), l’ont attribué
à saint Éphrem, le solitaire, qui devint diacre
d’Édesse et qui vivait au IVe siècle. D’autres pensent que
les Actes d’Abraham et de Marie sont l’œuvre d’un autre
Éphrem un peu postérieur à celui qui, avant d’être diacre,
avait été le maître et le compagnon d’Abraham.
Voyez, à la date du 16 mars, les Acta Sanctorum (Martii
t. I, p. 433).—L’action se passe, d’après les agiographes,
tantôt dans une solitude voisine de Lampsaque, sur les
bords de l’Hellespont, tantôt dans la ville d’Assos, qui n’en
est distante que de deux journées.
C’est bien ici Éphrem, le solitaire devenu diacre, dont
on peut lire la vie dans Arnauld d’Andilly (Pères des déserts,
t. I, p. 294). On attribue à cet ermite plusieurs
conversions de courtisanes, qui ont beaucoup de ressemblance
avec l’histoire de Paphnuce et de Thaïs.—Hrotsvitha
donne à Éphrem un rôle bien plus important que
la légende, laquelle ne le cite qu’une ou deux fois en
passant.
Le caractère de Marie est plus encore que celui de
Drusiana, une création de Hrotsvitha. Il est tracé avec
[467]
beaucoup de naturel et de goût. La légende avait très-peu
fait, et notre auteur a développé ce germe avec une
véritable science du cœur féminin. Dès les premiers mots
que cette jeune fille prononce, on sent dans ses reparties
aux exhortations mystiques d’Éphrem, une sorte de matérialité
et de sensualité naïves, présage de chute.
On pourrait voir dans ce passage une satire indirecte
des moines au Xe siècle, si cette particularité ne se trouvait
dans la légende: nomine dumtaxat monachus.
Je ne puis m’empêcher de faire remarquer combien il
y a d’art délicat et de grâce pudique dans les paroles à
double sens que le bon anachorète prononce durant cette
scène et la suivante.
[468]
La légende indique ici énergiquement le jeu de scène.
Elle nous montre Marie perterrefacta... lapidis instar immobilis.—La
situation développée dans cette scène est
une des plus pathétiques que l’on ait jamais mise au
théâtre.
Ces belles paroles, qui ne sont qu’indiquées dans le
légendaire, rappellent par la pensée, comme par le mouvement,
les vers tant applaudis de l’Hamlet de Ducis, et
que disait si admirablement Talma:
Votre crime est horrible, exécrable, odieux; Mais il n’est pas plus grand que la bonté des cieux.
Voilà un blâme formel des dons pieux, regardés comme
expiatoires. La légende est en cet endroit beaucoup moins
explicite que le drame. Hrotsvitha reviendra encore sur ce
blâme; voyez Paphnuce, p. 327 et note 71.
Encore un doux souvenir de Virgile. Marie aura bien
raison tout à l’heure de remercier le bon ermite de sa
tendre compassion. Il est impossible de prêcher la pénitence
à un cœur de femme avec une plus douce, plus
charitable et plus consolante onction.
L’auteur ne dit qu’un mot et ne décrit pas la scène,
sans doute parce que le voyage se faisait sous les yeux des
spectateurs. La légende, qui n’avait pas la ressource de la
[469]
représentation, a soin de nous montrer Marie placée sur
le cheval d’Abraham, tandis que le vieillard marche devant,
conduisant par la bride la monture de sa nièce, à
peu près comme on peint le bon saint Joseph et la Vierge,
dans les tableaux de la fuite en Égypte.
Cette crainte pudique, qu’inspire à Marie la vue du lieu
où elle a failli, est un trait charmant de délicatesse féminine;
il appartient en propre à Hrotsvitha.
Le succès que n’a pu manquer d’obtenir la comédie si
touchante d’Abraham, a probablement engagé Hrotsvitha
à donner un pendant à cet ouvrage, que l’argument
qu’on vient de lire rappelle avec complaisance. Il lui a
été facile de trouver dans les agiographes la légende de
Paphnuce, autre ermite convertisseur de pécheresses,
légende qui se rapproche et diffère assez de la précédente,
pour que Hrotsvitha ait pu entreprendre de la
mettre en scène, sans craindre de se répéter. Cette histoire
d’une autre Madeleine repentante, si propre à intéresser
et à toucher un monastère de femmes, a été
brièvement racontée par un écrivain grec antérieur au
Ve siècle (voyez Sirlet., Græc. Menol., ap. Canis., Antiq.
lection., t. II). Une version latine, dont on ne connaît pas
l’auteur, a pris place dans le recueil des Bollandistes, sous
la date du 8 octobre (Act. Sanctor., octobr. t. VI, p. 223).
Enfin, Arnauld d’Andilly a traduit en français cette courte
légende dans ses Vies des Pères des déserts (t. I, p. 541).
L’action se passe pendant la première moitié du IVe siècle,
[470]
d’abord en Égypte, dans l’ermitage de Paphnuce, à l’entrée
du désert, puis dans une ville voisine, que notre
auteur ne nomme pas, mais que plusieurs agiographes
disent être Alexandrie. Plus tard, Hrotsvitha transporte
la scène dans la Thébaïde, où saint Antoine s’était retiré
avec quelques disciples.
Les discussions dont cette scène est remplie nous montrent
beaucoup moins un paisible ermitage du IVe siècle,
où un simple religieux enseigne d’humbles disciples,
qu’une bruyante école du Xe siècle, devant laquelle un
subtil controversiste étale les arguties les plus abruptes de
la scolastique naissante. En effet, Hrotsvitha, comme les
auteurs dramatiques de tous les temps, n’a guère peint
que son propre siècle, en croyant faire revivre les siècles
passés. Mais, à notre point de vue, de pareils tableaux,
vrais en eux-mêmes, et dont la date seule est fautive,
n’en sont pas d’un moindre intérêt.
Hrotsvitha prend prétexte du mot harmonie, jeté dans
sa pédantesque digression sur le monde majeur et le
monde mineur, pour faire montre de tout ce qu’elle avait
pu apprendre sur la musique, telle qu’on l’enseignait dans
les écoles monastiques.
Tous ces détails techniques ont été tirés par Hrotsvitha
des écrivains alors les plus autorisés. On peut voir l’explication
des mots soni excellentes dans le chapitre IX de
Martianus Capella et dans Remigius Altisiodorensis (ap.
Gerbert., Scriptor. de musica, t. I, p. 65). On trouvera la
[471]
définition des mots pressi soni dans le chap. VI du traité
De musicæ disciplina d’Aurelianus Reomensis, écrivain
du IXe siècle, recueilli par Gerbert (Loco citato, p. 35).
Notre auteur emploie presque toujours textuellement les
expressions de Boëce, qui traite de la musique non-seulement
dans ses trois livres De musica, mais dans plusieurs
endroits de son arithmétique.
Il est singulier que Hrotsvitha qui définit le quadrivium,
ne parle pas du trivium. Le quadrivium renfermait,
comme on vient de le voir, l’arithmétique, la géométrie,
la musique et l’astronomie. Le trivium comprenait la
grammaire, la dialectique et la rhétorique. Cette division
des études au moyen âge se retrouve à peu près dans notre
division actuelle en sciences et lettres. La réunion du
trivium et du quadrivium constituait les sept arts libéraux,
dont Cassiodore, Boëce et Martianus Capella ont traité
avec étendue. Je vois déjà dans Boëce le mot quadrivium
(Arithmet., lib. I, cap. 1); d’ailleurs, le partage
des arts libéraux en sept branches est de beaucoup antérieur
au Ve siècle. On se rappelle la LXXXVIIe épître
de Sénèque qui commence ainsi: «De liberalibus studiis
quid sentiam scire desideras.» Il fallait que ces notions
élémentaires fussent quelque peu tombées dans l’oubli à
la fin du Xe siècle, pour que Hrotsvitha ait pensé qu’il pouvait
y avoir quelque mérite à les rappeler si hors de propos.
Cette bizarre division de la musique en céleste, humaine
et instrumentale n’est point, comme on pourrait
croire, une poétique fantaisie de Hrotsvitha; on la
trouve dans tous les écrivains dogmatiques alors accrédités.
Voyez, entre autres, Boëce (De musica, lib. I,
[472]
cap. II) et Aurelianus Reomensis (ap. Gerbert., Loc. cit.,
p. 32).
Censorinus donne de la consonnance (Symphonia)
une définition beaucoup plus claire que Hrotsvitha:
«Symphonia, dit-il, est duarum vocum inter se junctarum
dulcis concensus (De die natali, cap. X, § 5).»
Suivant Cassiodore: «Symphonia est temperamentum
sonitus gravis ad acutum vel acuti ad gravem modulamen
efficiens (De musica, p. 430, ed. 1589).» C’est
évidemment de cette définition abrégée que Hrotsvitha a
formé la sienne, qui a le double défaut d’être obscure et
incomplète.—Le mot modulatio qu’elle emploie, a ici une
signification tout à fait différente de celle qu’a reçue chez
nous le mot modulation. Cette expression offre dans Hrotsvitha
le même sens que dans Martianus Capella, quand
il dit: «Modulatio est soni multiplicis expressio.»
Cette théorie mathématique des accords et des intervalles
est tirée presque textuellement de Censorinus (De
die natali), de Macrobe (Somnium Scipionis), de Martianus
Capella, de Cassiodore, Boëce, saint Isidore de Séville,
etc. Je trouve dans le Mystère de l’Incarnation et de la
nativité, représenté à Rouen en 1474, une scène curieuse,
que M. Onésime le Roy a citée dans ses Études sur les
Mystères, et dont on pourrait croire le dessin et les détails
[473]
imités de Hrotsvitha, s’ils n’étaient tout simplement
puisés aux mêmes sources. Un berger mélomane, nommé
Ludin, s’obstine à donner à un berger ignorant la leçon
de musique suivante:
LUDIN.
...............Premièrement Pour avoir de chant l’instrument, Dont vient mainte joyeuseté, Tu trouveras dyapenté Qui contient troys tons et demy.
ANATHOT.
Ludin, par ma foy, mon amy. Se je y entons ne blanc ne bis; Mais parle moi de nos brebis, Et de ce qu’il leur appartient.
LUDIN.
Puis deux tons et demy contient Dyatessaron. Qui assemble Les deux consonnances ensemble, Il peut dyapason trouver.
ANATHOT.
Autant en sçay je comment hier.
LUDIN.
Numérables proportions Ont grans participations A ceux-cy, car avec Dupla Tres grande conveniance ha Dyapason. Puis me souvient Qu’a dyatessaron convient Sexquitercia, et après De sexquialtera est près Celle qu’on dit dyapenthé.
Paphnuce, ou plutôt Hrostvitha, expose ici l’opinion
des Pythagoriciens sur l’harmonie des sphères célestes.
Cette poétique hypothèse, adoptée par Platon, a pénétré
dans quelques écrivains ecclésiastiques. Je ne saurais dire
si c’est par cette dernière voie qu’elle est parvenue à
Hrotsvitha. On la trouve exposée dans une foule d’écrivains.
Je ne citerai que Porphyre (De vit. Pythag.), Héraclide
de Pont (Allegor. Homeric.), le pseudo-Aristote
(De cœlo, lib. II, cap. IX), Cicéron (Somnium Scipionis),
Chalcidius (in Platonis Timœum), Censorinus, saint Basile
(Homel. III, in hexaemeron), saint Ambroise, (Lib.
Hexaem., cap. II), saint Anselme (De imag. mundi, lib. I,
cap. XXIII).
Cette pensée vraiment chrétienne est une nouvelle et
bien remarquable censure des fondations, par lesquelles
on croyait obtenir le pardon de tous les crimes. Hrotsvitha
a déjà fait entendre le même blâme dans Abraham.
Voyez p. 269 et note 54.
Il semble que Virgile soit le guide de Hrotsvitha, comme
de Dante. Le souvenir du poëte ne l’abandonne jamais
longtemps. Elle s’empresse de revenir à lui, dès qu’elle en
trouve l’occasion.
La scène qu’on vient de lire, où Paphnuce recommande
Thaïs pénitente aux soins de la supérieure d’un couvent
de femmes, ne retrace en rien les usages monastiques du
IVe siècle. Mais cet entretien nous offre en échange un
exemple curieux des formules de pieuse courtoisie, avec
lesquelles devaient s’aborder et converser un abbé et une
abbesse dans le siècle et dans la patrie des Othons.
Il pourra paraître singulier que je traduise ecce tres
mensurni par il y a trois ans; mais, ainsi que j’en ai fait la
remarque dans les notes latines, le mot mensurnus signifie
dans Hrotsvitha, la révolution complète de douze mois.
[476]
Cela est surtout évident dans le présent passage de Paphnuce.
Un peu plus bas, en effet (p. 354), Hrotsvitha
explique ecce tres mensurni, par ante hoc triennium.
En reportant notre pensée sur la scène à laquelle il est
fait ici allusion, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer
que ce mélange de douces remontrances et d’énergiques
conseils se rapporte avec beaucoup plus de vérité à
la conversion de Marie par Abraham. C’est seulement,
comme nous le verrons tout à l’heure, en assistant la
pécheresse agonisante, que Paphnuce montrera envers
elle toute sa tendresse de cœur.
Hrotsvitha me paraît s’être plutôt rappelé ici le sens
que les paroles de saint Matthieu: «Ubi sunt duo vel tres
congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum.»
Evangil., cap. XVIII, v. 20.—Il est presque impossible de signaler
tous les emprunts que notre auteur fait au Nouveau
et à l’Ancien Testament. Par exemple, un peu plus loin
(p. 362), on lit: Si Deus iniquitates observabit, nemo
sustinebit. C’est une allusion au verset 3 du psaume CXXIX:
«Si iniquitates observaveris, Domine; Domine, quis sustinebit?»
Cette théologie miséricordieuse, qui se retrouve dans
toutes les pièces de Hrotsvitha, prouve que la barbarie des
mœurs n’avait pas pénétré dans les doctrines.
[477]
Au lieu du nom d’Hadrien, le manuscrit porte ici le nom
de Dioclétien. J’ai pensé qu’il ne fallait voir dans cette
variante qu’une faute de copiste, et j’ai rétabli dans l’argument
le premier nom qu’on lit dans tout le cours de la
pièce. Cependant, cette leçon acquiert un certain intérêt,
quand on voit dans la dissertation préliminaire des Bollandistes
«qu’on ne sait pas bien si le martyre des trois
sœurs Foi, Espérance et Charité a eu lieu à Rome ou à
Nicomédie, ni même si cet événement s’est passé du temps
d’Hadrien ou sous le règne de Dioclétien.»
Les noms significatifs des principaux acteurs de ce drame
m’avaient d’abord induit à croire que Foi, Espérance et
Charité, filles de Sapience, étaient une pièce allégorique
du genre de nos anciennes moralités, plutôt que la mise
en action d’une légende. Je m’étais trompé. Un assez
grand nombre d’auteurs grecs et latins ont mentionné
l’histoire de cette mère intrépide et de ses trois jeunes
filles. Les Bollandistes, à la date du 1er août (Acta Sanctor.,
August. t. I, p. 16), donnent une notice des écrivains qui
ont parlé de ces courageuses héroïnes, et regrettent que,
hors leur martyre, on ignore ce qui les concerne. En
effet, tous les agiographes, sauf le déclamateur Métaphraste,
n’ont accordé qu’un très-petit nombre de lignes
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à cette histoire. Hrotsvitha a eu rarement moins de secours.
Il faut encore remarquer qu’elle a un soin particulier
de faire parler chaque personnage suivant le caractère
que son nom suppose.
Ce commandement est tiré de saint Marc, chapitre XIII,
v. 11, et de saint Luc, chapitre XII, v. 11 et 12.—Il est
juste de faire observer que si Hrotsvitha se montre versée
dans la lecture d’Horace et de Virgile, elle ne l’est pas
moins dans celle de l’Écriture Sainte.
Hrotsvitha retombe ici dans une de ces digressions pédantesques
où elle aime tant à se jeter en écolière émerveillée
de son savoir de fraîche date. Ce ne sont pas cette
fois des lambeaux de philosophie scolastique, comme dans
Callimaque, ni une exposition technique de la science musicale,
comme dans Paphnuce. Nous allons assister, bon
gré, mal gré, à une leçon sur la théorie des nombres. Il
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semble que Hrotsvitha ait eu à cœur de prouver sa compétence
dans presque toutes les branches du trivium et du
quadrivium. Elle a, d’ailleurs, laissé percer cette ambition
dans la préface de ses comédies, sous une formule modestement
orgueilleuse: «Pour que ma négligence, a-t-elle
dit, n’anéantisse pas en moi les dons de Dieu, toutes les fois
que, par hasard, j’ai pu recueillir quelques fils ou légers
débris du vieux manteau de la philosophie, j’ai eu grand
soin de les insérer dans le tissu de mon ouvrage (Épître
à certains savants, p. 13).» Il est impossible de tenir
plus exactement ses résolutions. La savante religieuse ne
laisse, en effet, échapper aucune occasion de se parer
du bonnet doctoral, ou plutôt elle s’en affuble, comme
ici, sans même avoir pour excuse la moindre apparence
d’occasion.
Toute cette théorie des nombres se trouve dans Boëce,
qui lui-même l’avait prise ailleurs. Il n’y a pas jusqu’à
ces quatre nombres parfaits cités pour exemple, qui ne
soient dans Boëce (Arithm., lib. I, cap. 20).—Un jeune
mathématicien de Franche-Comté, M. Grillet, me communique
sur ce passage la note suivante. «Les nombres
parfaits dans l’ordre où l’on vient de les lire (6, 28,
496, 8128) sortent de la formule 2n (2n+1-1) laquelle
donne des nombres parfaits, toutes les fois que (2n+1-1)
est un nombre premier. On conçoit, d’ailleurs, que les
arithméticiens du moyen âge se soient arrêtés à ces quatre
nombres, car le plus petit que la formule fournit ensuite
est 33,550336, pour n = 12.»
Il est nécessaire d’interpréter ici la définition de la dénomination.
Quand on dit qu’un nombre est la moitié, le
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tiers, etc., d’un autre nombre, cela signifie que le premier
entre exactement deux fois, trois fois dans le second. Ce
sont ces nombres de fois que Hrotsvitha considère, quand
elle dit plus haut que la dénomination des parties est pairement
paire, paire ou impaire.
On voit par la lecture des agiographes que le seul instrument
qui eût action sur les martyrs et qui pût leur
donner sûrement la mort, c’était l’épée. Tous les Actes
nous montrent les saints confesseurs insensibles aux autres
supplices.
Ce dénoûment me paraît avoir un frappant caractère de
solennité et de grandeur. Cette vieille mère éplorée, cette
Hécube calme et chrétienne, qui, après avoir enterré de
ses mains ses trois filles offertes au ciel, se retire à l’écart
et n’émet qu’un vœu, celui de mourir après une courte
et fervente prière, et qui meurt comme elle l’a souhaité,
me semble rappeler un autre grand et noble type de
maternité courageuse, la vénérable duchesse Oda, qui
consacra cinq de ses filles à Dieu, en vit mourir quatre
et, ne devançant la dernière que de peu de mois, descendit,
en priant, dans la tombe. Hrotsvitha, dans son
poëme sur la fondation du monastère de Gandersheim, a
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rappelé avec émotion la glorieuse vieillesse d’Oda et les
tombeaux de la mère et des filles:
Oda nimis felix, nostri spes et dominatrix, Quum decies denos septem quoque vixerat annos, Vitam fine bono consummans transit ad astra, Exspectans spe felici tempus redeundi Flatus, atque resurgendi de pulvere pleni Corporis in tumulo, quod nunc sub tegmine duro Juxta natarum requiescit busta suarum. ..................................... Christina......................... Jungitur in lucis patria pacisque perennis Ejus germanis....................... Quas matri cunctas in cœlo consociatas, Alme Pater, tecum præsta gaudere per ævum.
Je me figure que Hrotsvitha et ses compagnes, en attendant
la béatification de leur digne fondatrice, aimaient à
la glorifier par anticipation, sous le nom et sous les traits
de Sapience.